J’imagine que je suis ce qu’on appelle un “obstacle”. Probablement une “ erreur de parcours” aussi mais je ne l’ai jamais ressenti autant que le côté “ obstacle”.

Vous voyez, quand ma mère est née avec des étoiles dans les yeux. Elle ne pouvait pas se contenter d’une petite vie modeste dans un coin d’Iteku à prendre soin d’une vieille librairie. Je comprends. Alors elle a tout fait pour s’échapper d’ici, suivre sa passion et devenir  une étoile parmi tant d’autre. Chant, cours de théâtre, régime, elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour percer un jour. Et un jour, alors qu’elle s’amusait en ville avec ses copines, l’univers répondit à ses prières. Elle se fit remarquer. Et des petits boulots de figurants en entraînant des autres, on lui proposa d’aller faire un séjour outre atlantique pour apprendre le métier. Elle accepta bien entendu.

Je n’ai jamais su ce qui c’était vraiment passé là-bas, ni qui était mon père. J’avais beau pleurer, piquer des crises en claquant la porte, mes grands-parents n’ont jamais soufflé un seul mot de la vérité. Ma mère non plus. Tout ce que je sais, c’est qu’elle est revenue à Iteku avec un nourisson : moi. Elle avait 20 ans à l’époque, elle voulait une carrière, elle ne pouvait pas s’encombrer d’un enfant. Alors mes grands-parents m’ont pris sous leur aile pour permettre à ma mère de déployer les siennes.

J’ai déjà imaginé tous les scénarios de ce qui aurait pu se passer là-bas. Peut-être que j’étais le fils secret d’une star de cinéma américaine, ou bien d’un de ses professeurs. Ou peut-être que toute cette histoire était une arnaque et que ma mère s’était retrouvée dans un sordide trafic humain dont j’étais le malheureux résultat qui l’avait renvoyé à la maison. Peut-être qu’elle avait simplement eu un petit-ami, une vraie histoire d’amour qui s’était mal terminée. Quoi qu’il en soit je ne le saurai jamais.

Alors pendant que ma mère travaillait sur sa carrière, parfois à l’autre bout du monde, je restais chez mes grands-parents. Je ne vais pas me plaindre, j’étais bien traité, j’avais tout l’amour et l’attention que je demandais. A part celui dont ma mère me privait. Enfin… Ce n’est pas que ma mère ne m’aimait pas, c’est juste qu’elle s’aimait plus qu’elle ne m’aimait moi. Elle revenait parfois certains après-midi pour jouer avec moi quand j’étais petit. J’attendais toujours qu’elle revienne et ce n’était jamais assez.

J’ai grandi dans l’amour de mes grands-parents. J’ai appris à aimer les livres que mes grands-parents vendaient et un tas d’autre chose comme...faire le thé avec mamy et regarder des feuilletons,  écouter de la musique classique ou du jazz que papy adorait, respecter  ses anciens, aller au temple pour prier, toutes ces valeurs qui se perdaient. Enfin ce n’était pas toujours facile d’être élevé par ses grands-parents. Ils étaient plus strictes que la moyenne et plus résistant au changement. Par exemple j’ai vraiment du faire preuve de patience et de détermination pour obtenir une console de jeux vidéos tout en leur assurant que mes notes n’en pâtiraient pas. Mais soit… ce n’était pas si mal. J’avais de bonnes notes à la Gekkoukan High School, je faisais même partie du conseil étudiant et j’étais vice-délégué de ma classe ( pas assez populaire pour être délégué ).

A l’époque la carrière de ma mère s’était stabilisée. Elle s’était fait un nom et présentait son propre talk-show. Elle repassait encore de temps en temps et parlait de me reprendre dès que possible. Mais malheureusement il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas. Un tournage à l’étranger. Un nouveau petit-ami. Evidemment elle ne pouvait pas s’encombrer d’un adolescent quand elle filait le parfait amour avec un producteur. Alors elle me laissait derrière et tout le monde avait pitié de moi. Alors pour se donner bonne conscience, elle m’envoyait des cadeaux, de l’argent de poche, et elle m’offrait même de payer mes études.

Alors j’ai décidé d’étudier la littérature à l’université. J’étais au milieu de ma troisième année quand ma grand-mère m’a appelé, complètement paniquée. Mon grand-père se sentait mal depuis quelques jours et avait fait un malaise pendant le travail. A partir de là tout c’est passé avec une douloureuse lenteur. Au départ nous pensions juste qu’il lui faudrait quelques semaines pour se remettre et qu’on engage quelqu’un d’autre. Mais plus le temps passait, plus il se dégradait et plus le discours du médecin devenait fataliste. “ Son coeur est trop faible, ce n’est plus qu’une question”. Si je n’étais pas si bien élevé, je l’aurai frappé pour osé dire que mon grand-père était faible. De toute façon,une fois passé un certain âge, les médecins n’essaient plus. Et ça m’a mis très en colère… qu’ils le laissent tomber juste comme ça. Mais je devais être là pour ma grand-mère qui souffrait plus que moi. Je décidais d’arrêter les cours, que je reprendrais l’année prochaine. Nous étions là tous les jours à l’hôpital, jusqu’à ce que ses yeux se ferment et qu’il pousse son dernier souffle.

Nous avions prévu maman mais elle ne pouvait pas venir aux funérailles. Elle était au beau milieu d’une croisière avec son chéri et  “je ne peux pas arrêter le bateau comme ça et prendre l’hélicoptère !”. Alors c’était juste grand-mère et moi pendant un certain temps. Ce n’était pas pareil mais on faisait aller. Et deux mois plus tard, elle ne s’est pas réveillée. Elle était allongée sur son futon, paisible, froide et un peu raide. C’était horrible pour moi mais...c’était tout ce qu’elle souhaitait : mourir dans son sommeil. De chagrin probablement. Ces deux-là étaient comme des inséparables...vous savez ces oiseaux qui ne vivent que par deux.

J’ai appelé ma mère et cette fois-ci elle est venue. Je dois avouer que ça m’a surpris. Elle a débarqué en trombes, m’a pris dans ses bras  et on a pleuré ensemble. Elle est restée une semaine le temps de s’occuper de l’enterrement et des autres occupations administratives. C’était bizarre, je n’avais jamais passé autant de temps avec elle. Elle était devenue...une sorte de famille éloignée. Une tante au deuxième degré ou un truc du genre. Alors quand elle m’a encore pris dans ses bras avec ses yeux larmoyants, en me promettant que tout irait bien, que l’on irait vivre ensemble - ou qu’elle me paierait un appartement,  qu’on vendrait la boutique et qu’on deviendrait une famille à nouveau….C’était comme si elle essayait de rattraper vingt ans de compétence parentale. Pitoyablement.

Alors j’ai dit non.

Je lui ai dit que je m’occuperai de la boutique et que je vivrais là où j’ai toujours vécu : dans la maison de ses parents. Je lui ai dit que l’on serait toujours une famille mais que pour moi, c’était une étrangère. Elle a beaucoup pleuré avec son mascara qui faisait des tâches sur ses joues et elle a accepté. Et elle est repartie.

Par sens du devoir et par héritage, j’arrêtais complètement mes études pour m’occuper de la librairie. Et je suis entré dans la vie active, dans une maison pleine de fantômes. Ce n’était pas facile. La solitude. La douleur du deuil. Parfois j’entendais leur voix dans ma tête, me répéter les mêmes conseils. Comme : “ tu devrais sortir plus souvent, t’amuser un peu….”. Alors cela me rappelait l’annonce que j’avais vue il y a quelques jours. Impossible à rater. Honnêtement je pensais que tout ça n’était qu’une arnaque, ou bien une sorte de publicité habilement réalisée pour un futur produit. Honnêtement je n’y avais pas trop cru, jusqu’à ce que certains clients de la boutique m’en parle comme l’ayant essayé et que c’était génial. Ca a attiré mon attention et mon intérêt. Alors je me suis dit “ pourquoi pas ? Qu’est ce qui pourrait m’arriver de pire?”. Ah oui, mourir, c’était mentionné là dedans. Mais à condition que ce soit vrai, je ne comptais pas mourir. Et au pire, ce n’était pas comme si quelqu’un allait me manquer. Autant prendre quelques risques et profiter de la vie.

J’essaierai ce soir. Mais après mon drama ~