Jeudi 27 avril 2015, 21h37 heure locale ; centre-ville d'Iteku, avenue Rokusaburo, sous le pont de la troisième ligne de train, derrière le troisième pilier sur la gauche depuis l'accès nord-est. Pluie forte, ciel sombre, pas de lumière dans le passage de huit mètres. Je suis assise. Entre mes mains, un enregistreur mp3. Plusieurs enregistrements, classés par ordre chronologique. Je lance le premier. Deux voix, un homme et une femme. Je ne les aient jamais entendu, et pourtant je les connais déjà.

Enregistrement numéro un : vingt-trois mars 2002
- Alors, euh… C'est nouveau pour moi, donc je ne sais pas trop par où commencer. Cet enregistrement sera sans doute court de toute façon. Déjà, salut ! Mon nom est Nathanaël Jones, et je…
- Qu'est-ce que tu fais, Nath' ?
- J'ai décidé de faire un journal audio pour enregistrer nos avancées sur le projet !
- Quel projet ? Tout ce qu'on a c'est ces fichiers qu'on a même pas fini de lire ! Projet Egide. Je veux même pas savoir où tu as mis la main sur un truc comme ça. Et ne m'inclue pas dans tes délire !
- Bla bla bla. Tu me déconcentres ! Alors ça, journal, c'était Nathalie Hope, ma fiancée et accessoirement mon associée ! On est tous les deux des chercheurs free-lance spécialisés en ingénierie, mécanique, informatique… Ouais, l'informatique et les trucs de précision c'est plus ses trucs à elle, moi je préfère les grosses machines et les mécaniques bien huilées. Et en parlant de ça…
- C'est toujours non !
- J'aurais essayé. Donc, ce projet ! Nathalie a raison sur un point. Pour l'instant, tout ce que j'ai, c'est ce super dossier ultra top-secret enterré par le groupe Ki… je sais plus quoi, qui parle de trucs de dément. Des intelligences artificielles ! Des androïdes ! Le rêve de tout geek qui se respecte ! Mais pour l'instant, j'en sais pas plus, alors la suite sera pour une prochaine fois !

L'enregistrement se coupe. Le son est de mauvaise qualité, la voix de la femme est faible, mais j'ai tout compris. Je ne sais pas ce que me réserve la suite mais je connais déjà la fin. Je lance le second enregistrement.

Enregistrement numéro deux : trente juillet 2002
- Alors, je vais être honnête, j'avais pratiquement oublié cette idée de journal. Mais maintenant que je m'en souviens, je la trouve toujours cool, alors continuons !
- Pff…
- On a finalement réussi à déchiffrer le dossier Egide. Et oui, c'est "on", parce que Nathalie m'aide !
- A mon grand désarroi.
- Maintenant qu'on a les détails, je peux dire ce dont il s'agissait vraiment. Des androïdes de combat intelligents. Et pas juste intelligents genre ordinateur, non ! Des vrais IA, avec une conscience, des sentiments, la totale ! Dans les fichiers, ils appellent ça un Persona, apparemment c'est un terme de psychologie pour désigner la conscience de soi, ou un truc comme ça. J'ai pas tout pigé.
- C'est la façon dont l'individu se considère par rapport au monde qu'il entoure, et la façon dont il s'adapte à son environnement. Un robot avec un Persona, ça veut dire qu'il a conscience de soi et qu'il se conduit comme il pense que les autres attendent qu'il se conduise. Une IA de science fiction. C'est impossible !
- Et pourtant, si on en croit les dossiers, ils y sont arrivés ! Le seul truc chiant, c'est qu'il voulaient des androïdes de combat. Ils leur ont même donné des noms d'armes. Egide, Labrys… Des trucs de la mythologie grecque. Moi je refuse de partir dans ce délire. Je veux faire une IA qui puisse être un membre actif de la société, une personne à part entière, je veux réaliser mon fantasme de gosse !
- Dis pas ça, ça sonne glauque.
- Pas faire une énième machine de mort ! C'est pourquoi, j'ai décidé de baptiser mon modèle… Sif !
- Bah tiens, une déesse nordique.
- Quoi, tu as mieux ?
- Non.
- Alors ça sera Sif ! Une incarnation de perfection, une femme paisible qui jamais ne prend les armes, et surtout une fracture totale avec les délires barbares dont on va s'inspirer ! On a déjà commencé à analyser les plans et développements en détail, on va bientôt lancer la production ! D'ici là, à plus !

Cette fois, les deux voix sont au même volume. L'homme est beaucoup plus enthousiaste. Son fantasme. Rêve. Désir. Idéal. Je lance la suite. Seul l'homme parle.

Enregistrement numéro trois : sept août 2002
- Alors, euh… On va mettre plus de temps à commencer que prévu. Je me suis un peu laissé emporter par mon enthousiasme, et j'ai pas pensé que pour un projet comme ça, on aurait besoin de sponsors. Comme c'est moi l'expert en communication du couple, c'est moi qui m'en charge ! Pour l'instant j'ai contacté plein de monde, mais toujours aucune réponse. Je croise les doigts !

Un enregistrement court. J’enchaîne.

Enregistrement numéro quatre : onze janvier 2004
- Hey ! Ça faisait longtemps, hein ? Désolé, j'ai été super occupé, pas trop le temps de m'occuper du journal. Nathalie aurait pu, mais elle avait pas envie.
- Me harceler avec tous les jours n'était pas une bonne idée, souviens t'en la prochaine fois.
- T'inquiètes chéri, je referais pas cette erreur ! Alors, pour revenir au projet, on a des financements ! Ça a été long et compliqué, mais c'est bon. On va pouvoir commencer les tests.
- J'ai déjà effectué plusieurs analyses de fond et recherches théoriques sur les méthodes qu'ils utilisaient pour donner une personnalité à leurs androïdes. Des méthodes adaptées pour des robots de combat, bonnes si on veut leur apprendre à tuer et obéir. Surtout pour les modèles Labrys. J'en ai des cauchemars rien que d'y penser. Hors de question que nous fassions ça. La méthode de base cependant est valable. Copier des esprits humains et les amalgamer pour en tirer les traits de caractère recherchés. Il faudra créer une technologie pour faire ça, mais les bases sont esquissées dans le dossier. Le reste, je peux l'extrapoler. Au moins pour ça il suffira de copier.
-Oh, chérie, tu participes au journal ! Je t'aime, viens par ici !
-Hein ? Hey, attends ! Coupe au moins ce…

Copier des esprits humains. Amalgamer. Traits de caractère recherchés. Une personnalité artificielle, créée de toute pièce. Mais pourquoi. Et pourquoi faire. Des questions. Les questions appellent des réponses. Peut-être dans l'enregistrement suivant ?

Enregistrement numéro cinq: douze janvier 2007
- Alors, je sais que ça fait longtemps, une fois encore. Je devrais essayer d'enregistrer plus régulièrement. Cette fois il n'y aura que moi, je précise, parce que Nathalie est au téléphone. Alors, Sif ! On avance bien. On avance très bien, même. Nathalie bosse toujours sur un moyen de copier une personnalité complète, mais elle affirme qu'elle aura quelque chose d'utilisable d'ici la fin de l'année, et qu'elle pourra se lancer sur la création de l'intelligence elle-même à partir de là. Moi j'ai surtout avancé sur tout ce qui est motorisation. Il a fallut tout reprendre à zéro, les modèles de Kirijo sont tous conçus pour accueillir des armes. Moi je veux quelque chose qui copie au mieux les capacités humaines. Et c'est vachement plus compliqué qu'on pourrait le croire ! J'aurais sans doute pas fini avant que Nathalie ait sa machine, et à ce moment-là il faudra qu'on bosse ensemble sur un hardware informatique capable de stocker une personnalité. Pour le coup je vais pas mal copier les modèles Kirijo. Ils ont… Ah, chérie ! C'était qui ?
- L'armée, encore.
- Qu'ils aillent se faire ***** ! Je leur ait déjà dit ce que je pensais de leur offre !
- Je sais, je les ait envoyés bouler. Mais on devrait peut-être y réfléchir, tu sais ? Ils proposent beaucoup d'argent, une équipe payée par leur soin, du meilleur matériel qu'on en aura jamais… Avec nos sponsors qui s'impatientent et demandent des résultats, on pourrait en avoir besoin.
- J'ai dit non ! Je ne laisserais pas ces bouchers pervertir mon rêve ! Bon sang, ce qu'ils m'énervent… Fin de l'enregistrement !

Un modèle qui ne soit pas adapté au combat. Faire tout ce qu'un humain peut faire. Est-ce que c'est vrai ? Pourquoi est-ce incompatible ? L'enregistrement a posé plus de questions qu'il n'a apporté de réponses.

Enregistrement numéro six : vingt-trois novembre 2007
- Hey… C'est encore moi. Cette année a été… Difficile. Nos sponsors nous ont lâchés, un par un. Ils veulent tous être remboursés. On est criblés de dettes. Au moins Sif a bien avancé. J'ai réussi à faire un châssis humanoïde capable de préserver son propre équilibre en déplacement bipède, et de se rétablir après un choc extérieur. Nathalie a fini son extracteur de personnalité, et on a commencé à faire des tests. C'est moi qui sert de cobaye, vu qu'elle doit diriger la machine. Pour l'instant on a pas encore de moyens de fixer tout ça, mais ça devrait venir. Enfin, si on arrive à ne pas vendre le labo.
- Nath…
- Quoi encore, ça peut pas attendre ? C'est un nouveau créancier, c'est ça ? On a plus rien ! Rien ! Qu'ils aillent se faire ***** !
- Non, c'est… C'est l'armée. Ils sont toujours intéressés.
- Chouette. Encore mieux. Les vautours se montrent…
- On a pas le choix, Nath ! On a besoin de cet argent ! Tu préfères finir à la rue peut-être ?
- Non. Tu… Tu as raison. On… On a besoin d'eux. Dis leurs que je suis prêt à les rencontrer. Non, mieux, passe-les moi. Et coupe l'enregistrement. Allo ? Oui, ici…

Toujours pas de réponse. Je sens quelque chose dans tout mon corps. C'est étrange. Comme la première fois. Est-ce ce qu'on appelle de la tristesse ? La pluie se calme. Une voiture passe. J'attends qu'elle soit partie avant de lancer la suite. Cette fois, une troisième voix en plus des deux premières. Une que j'ai déjà entendue.

Enregistrement numéro sept : trois mars 2010
- Deux ans. Deux ans aujourd'hui qu'on a déménagé dans le labo de l'armée. Ah ils se sont pas moqués de nous. Ça a jamais été aussi agréable de bosser. On a des larbins, des super joujoux, plus aucune dette, Sif avance comme jamais, le pied. Tout serait parfais si l'amiral casse-bonbons était pas en permanence sur notre dos.
- Planque ça, il arrive.
- Ah, Jones, vous tombez bien !
- Amiral Harckett. Qu'est-ce qui nous vaut votre visite ?
- Je réfléchissais à votre projet. Vous aviez raison, la dernière fois. L'ancien nom ne correspond plus trop. Ce n'est pas d'une Sif que nous voulons, aussi intéressant que cela puisse être. Nous voulons un infiltrateur, un espion ! Capable de surveiller nos adversaires, d'enregistrer le moindre de leurs faits et gestes, et de les frapper depuis les ombres ! C'est pourquoi j'ai pensé à… Sigrun. Projet Sigrun.
- Comme la valkyrie. Une guerrière qui vient chercher l'âme des morts.
- Exactement ! C'est approprié, non ? Allez, je vous laisse à votre travail. Mais souvenez-vous, il faudra l'appeler Sigrun maintenant !
- Entendu. Au revoir, amiral.
- Une valkyrie… Le cauchemar continue, en fin de compte. Fin de l'enregistrement. Peut-être fin de ce journal, tiens.

Sigrun. Mon nom. Une valkyrie. Une espionne. Une tueuse. Je suis faite pour tuer. Alors pourquoi en suis-je incapable ? Encore une question.

Enregistrement numéro huit : vingt-neuf juin 2012
- Les salauds ! Les salauds ! Bon sang de…
- Calme-toi, Nath ! Imagine si ils t'entendent !
- J'en ai rien à faire ! Tu sais ce qu'ils ont fait ! Tu le sais ! Ils… Ils l'ont… Rah ! On aurait jamais du accepter ! On aurait du finir clochards plutôt que permettre ça !
- Je t'en supplie, arrête ! On avait pas le choix !
- Mais ils l'ont fait ! A cause d'eux, elle… Elle les a tués ! Comme un bon petit soldat bien entraîné ! Comme une Labrys ou une Aigis ! Ils l'ont corrompue… C'est fini. Je ne peux plus continuer.
- Je suis désolée, j'ai essayé de les en empêcher, de leur expliquer qu'elle n'était pas prête…
- Mais elle est prête. Elle a remplit son rôle. L'amiral est ravi. Peut-être que je devrais être heureux, moi aussi. J'ai créé le meilleur assassin de l'histoire. Pourquoi tu as allumé ça ?
- Je… Je voulais réécouter les premiers enregistrements. Entendre l'enthousiasme dans ta voix. Avant que tout ça nous détruise.
- Ouais… Si j'avais su à l'époque où tout ça nous mènerait… Au fait, tu t'es trompée de bouton. C'est l'enregistrement, ça.
- Je sais. Autant en profiter, non ?
- Je suppose. Alors, qu'est-ce qu'il y a à dire… J'ai fini. Sigrun fonctionne. Elle ressemble à une femme ordinaire, si on oublie son œil, elle se déplace comme une femme ordinaire, elle réagit comme une femme ordinaire… Enfin, je dis ordinaire mais ce sont des soldates qui ont servi de modèles, donc rigides et entraînées, mais ça ne change rien. En apparence, Sigrun est impossible à distinguer d'une humaine tant qu'elle porte des vêtements. Parce que sinon, les épaules et le haut des cuisses, c'est pas encore ça. Et pour le reste… Elle n'est pas encore 100 % opérationnelle pour le combat. J'ai pas envie d'en dire plus.
- D'accord, alors à moi. Nous avons enfin trouvé un moyen de stocker efficacement un esprit digitalisé, et nos tests pour lui créer une personnalité idéale sont bien avancés. A la base nous voulions créer un mélange entre nos deux esprits, le meilleur de chacun et un peu du pire pour le côté humain. Mais au final, elle a eut droit à un mélange de plusieurs soldats volontaires. L'amiral a insisté pour qu'elle ait une part de lui, et il croit encore que c'est le cas. Comme si j'allais utiliser une part de ce porc. Enfin bref. J'ai encore quelques problèmes avec le langage, je crois qu'il va falloir trouver un moyen de lui inculquer de force le vocabulaire et les notions car elles ne sont pas transmises avec la personnalité. Ou alors il faudra s'assurer qu'elles le soient. L'amiral s'en est plaint, il veut qu'elle puisse répondre à ses hommes pendant les missions. Pour l'instant elle n'a participé qu'à la prise d'assaut d'une planque en Afrique du nord, rien qui nécessite qu'elle parle, mais il ne démord pas de son idée d'en faire une espionne. On verra ce que ça donne. Alors, Nath, quelque chose à ajouter ?
- Non. Mais merci. Ça… Ça m'a aidé à remettre mes idées en ordre. Je t'aime, chérie.
- Moi aussi je t'aime.

Alors c'est vrai. J'ai tué. Je refuse. Je ne peux pas avoir tué. Et pourtant. Je sens quelque chose dans ma gorge, quelque chose de désagréable. Des irritations dans mes yeux. Je crois que les humains ressentent la même chose quand ils pleurent. Mais je ne pleure pas. Je ne peux pas pleurer.

Enregistrement numéro neuf : vingt-huit mars 2015
- C'est allé trop loin. Je ne peux pas continuer. Nathanaël a… Je ne sais pas ce qu'ils ont fait de lui, si il est mort ou juste emprisonné quelque part. Il a protesté contre leurs projets et… J'en peux plus. Sigrun est finie, elle a réussi sa première mission sur le terrain. Tous les problèmes sont résolus, même le langage. Plus rien ne la distingue d'une humaine, que ce soit en apparence ou dans son comportement. Enfin, rien, il a fallu la maquiller pour sa mission, et l'habiller un peu. Elle aurait trop détonné sinon, mais comme ça elle pourrait juste passer pour une étudiante un peu bizarre. S'il n'y avait pas les lames… Bon dieu, je l'ai vue faire. Je ne pourrais plus jamais dormir. Il faut que tout ça se termine. Mais j'ai tout prévu. Demain soir, elle doit faire une maintenance, et dans deux jours l'amiral veut l'emmener pour un interrogatoire. Lui apprendre les méthodes de torture dont elle aura besoin. C'est l'opportunité de changer les choses. Personne n'est au courant, mais j'ai réussi à voler des explosifs. Je vais raser cette base. Quel qu'en soit le prix. Il faut que ça s'arrête. Je suis juste triste pour Sigrun. Avec une autre personnalité, elle aurait pu… Oui, elle pourrait… C'est peut-être idiot, mais avec la maintenance de demain… Il me reste les vieux enregistrements de personnalité de Nathanaël, en les mélangeant aux miens, un mélange aléatoire, je pourrais lui donner une seconde chance. Tout lui faire oublier, et lui permettre de commencer une vie normale. Harckett a plusieurs fois affirmé que personne en dehors de la base ne savait rien du projet Sigrun. C'est l'occasion. Oui, je vais le faire. Pour toi, Nathanaël. Je vais sauver ton rêve. Ton fantasme d'enfant. Ton délire de geek. Je t'aime.

Il reste encore un enregistrement. Mon doigt reste immobile au-dessus du bouton, prêt à appuyer. Je comprends enfin mes souvenirs. Qui je suis. Et pourtant je refuse d'appuyer. Je… J'ai peur. Je ferme l’œil. J'ai peur. Mais je veux savoir.

Enregistrement numéro dix : vingt-neuf mars 2015
- Je… Salut. Si tu entends ça, c'est sans doute que tu as écouté le reste avant, alors… Je suis désolée. Je ne voulais pas que les choses tournent comme ça. Je ne sais pas vraiment qui tu es, mais ta personnalité découle en grande partie de celle de Nathanaël, alors tu es forcément quelqu'un de bien. Tu es son rêve. Et pour moi… Tu es la fille que je ne pouvais pas avoir, même si je ne te connaîtrais jamais. Une fille magnifique… J'aurais voulu pouvoir faire autrement, rester avec toi, mais c'est impossible. Il faut que je reste derrière pour empêcher les gardes de te poursuivre, et pour activer la bombe. Je ne pourrais pas être là pour tes premiers pas dans la vraie vie. Je… Bon sang, tu es si belle. Comme une poupée. Ne soit jamais une poupée. Ne laisse personne t'utiliser. Vis ta vie. Je t'aime.

C'est tout. J’éteins l'enregistreur. La suite est enregistrée ailleurs. Dans les souvenirs. Mon premier souvenir…

Souvenir numéro un : trente mars 2015
J'ouvre l’œil. Je suis dans un laboratoire. Je le reconnais, pourtant je n'ai aucun souvenir d'y être déjà venue. Je n'ai aucun souvenir du tout. En face de moi, trois personnes. Je les reconnais, pourtant je ne les ait jamais vues. Deux portent des uniformes verts, la troisième des lunettes et une blouse. Des militaires et une scientifique. Un des militaires, celui dont les cheveux sont blancs, m'ordonne d'avancer. J'obéis. Je ne peux pas refuser. J'ai peur de cet homme. Je le suis quand il quitte le laboratoire avec l'autre soldat. La scientifique reste derrière et m'adresse un geste de main. Je lui rend son geste au moment de sortir. Un salut, simple. Juste agiter la main. Comme une sensation de chaleur a hauteur de ma poitrine. Puis je rattrape le soldat.
Nous arrivons dans une pièce étroite. Il y a une table et une chaise. Quelqu'un est assis. Son visage est tuméfié et couvert de sang. Le militaire lui pose une question. L'homme ne dit rien. Le militaire recommence. L'homme aussi. Alors le soldat commence à faire des choses. Il fait souffrir l'homme. J'ai trop peur du vieux militaire pour réagir. Je dois crier. Je dois l'arrêter. Je dois fuir. Je sens quelque chose d'inconfortable, de plus en plus fort, jusqu'à devenir insupportable. Mais je ne fais rien. Cela dure des heures. L'homme hurle. Maudit. Supplie. Le vieux militaire repose sa question. Cette fois l'homme répond. Alors il se tourne vers moi et m'ordonne de le tuer. J'ai trop peur pour refuser. Je m'approche de lui. Je déploie une lame depuis mon poignet et la pose contre sa gorge. J'ai trop peur pour désobéir. Pourtant la lame ne va pas plus loin. Le vieux soldat me regarde. Il attend. Je ne peux pas le tuer. Je ne peux pas désobéir. J'ai peur. Je ne peut pas désobéir...
- Je refuse.
Les deux soldats me regardent. Le vieux répète son ordre. Je répète aussi. Alors il s'approche. Sa voix est plus forte, déformée par quelque chose. De la colère.
- Pourquoi ? Pourquoi maintenant ?
Je sens quelque chose dans tout mon corps. Quelque chose de désagréable dans ma gorge. Une faible douleur dans mon œil.
- Je refuse de tuer.
- Tu refuses ? Mais tu l'as déjà fait ! Plusieurs fois ! Et sans rien dire !
- Je refuse de tuer…
La gêne s'intensifie. Je ne bouge pas. Je n'arrive pas à bouger. Le vieux soldat frappe mon visage. Je ressent le choc. Je recule. Une sensation de chaleur sur ma joue. De la douleur aussi. Il saisit mon bras et tourne la lame vers l'homme. Je résiste. Il est plus fort que moi. Je parviens à me libérer. Il frappe à nouveau. Je tombe sur le sol. Il empoigne mon bras à nouveau. Il hurle. Il me fait mal. Je me débat. Je crie. Je le gifle. Le second soldat immobilise mon second bras. Lui aussi est trop fort pour moi. Il demande ce qui m'arrive. Le vieil homme répond que je dois être cassée. Que la scientifique s'est moquée d'eux. Ils enfoncent la lame dans le torse de l'homme. Je n'arrive pas à me dégager. La porte s'ouvre. Une détonation, une autre. Les soldats me lâchent. Ils tombent au sol, immobiles. Leur sang se mêle à celui qui couvre déjà le sol. A la porte, une femme. Elle porte une blouse comme la scientifique du laboratoire. Son visage est couvert par un masque à gaz. Elle tient un fusil. Elle m'ordonne de la suivre. Sa voix est déformée par le masque. Je ne bouge pas. Je ne comprends pas. J'ai peur. Elle me prend par le bras. Sa poigne est douce. Elle ne me fait pas mal. Elle me demande de la suivre. Elle me supplie. Je la suis. Elle m’entraîne dans les couloirs. Une alarme retentit. La lumière devient rouge. Des soldats arrivent. Elle les abat. Nous courrons. Une porte. Des soldats. Des détonations. Encore et encore. Nous arrivons dehors. Sur une plage. Il fait nuit. Il y a un bateau. Un bateau de pêche. Un homme est à bord. Il nous fait signe d'approcher. Nous courrons. La femme me fait monter. Elle ne me suit pas. Elle sort quelque chose de sa poche et le tend à l'homme. Elle murmure quelque chose, mais avec le masque je ne parviens pas à comprendre quoi. Elle s'éloigne. Je tends une main pour l'attraper. Je sens un choc dans mon dos. Mes jambes sont désactivées. Mes bras aussi. Tout. Je sombre dans l'inconscience.

Souvenir numéro deux : vingt-sept avril 2015
Je me réveille. Je suis dans une ville. Sur un port. Il fait nuit. Vingt-huit jours se sont écoulés. J'ai besoin de recharger mes batteries. Le marin est là. Il me tend quelque chose. Un enregistreur mp3. Ce que la femme lui a donné. Il le pose à côté de moi. Il parle. Du japonais. Il affirme que nous sommes à Iteku. Iteku. Megalopole japonaise. Il affirme que l'enregistreur est pour moi. Qu'il a été payé pour nous transporter tous les deux ici. Qu'il doit partir. Je me relève. Il est déjà remonté dans son bateau. Il s'en va. Je ramasse l'enregistreur. Je ne sais pas ce qu'il contient. Je ne l'ai pas encore lancé. Je crois qu'il contient des explications. Sur moi. Sur elle. Mais j'ai peur de les entendre. De savoir. De comprendre. La priorité est de recharger mes batteries. Je m'enfonce dans la ville. Il me faut un endroit tranquille. Isolé. Je trouve finalement un pont. Plusieurs lampes éclairent la route en dessous. Je m'y assois. Un câble alimente les lampes en énergie. Je l'arrache et le connecte à une prise dans mon œil. L'énergie afflue. Trois heures pour recharger ma batterie. Le temps d'écouter les enregistrements...

Mon histoire. Mes origines. Un mélange de mes créateurs, destinée à vivre parmi les humains et à mener une vie normale. La dernière volonté de ma créatrice, le rêve de mon créateur. Je ne suis pas Sigrun. Je ne suis pas une tueuse. Je ne suis pas une arme. Je suis Sif, et ma vie commence aujourd'hui.