"Monsieur..."

"Monsieur ..."

"Ho hé, monsieur ! "

J'ouvre les yeux et, comme on actionne un interrupteur, j'ai l'impression que le monde se met à exister. D'un seul coup. Et avec lui arrive la douleur. Douleur globale, mais surmontable. J'imagine déjà un toubib' me demander : "Sur une échelle de 1 à 10, 1 étant l'absence de douleur, et 10 une douleur insurmontable, comment noteriez-vous votre douleur". Pas de note, pas de douleur. Je me lève, pour voir trois bonshommes en costume me regarder d'un air sérieux et grave. Quoi, suis-je si amoché que ça ? Je les regarde dans les yeux et touche mon visage. Non, tout à l'air en ordre.  

"Monsieur, comment vous appelez-vous ?"

Le gringalet le plus à gauche me demande mon nom. Ils sont-y pas drôles eux. Je ne sais même pas où je suis, j'ai mal partout, et ils veulent savoir qui je suis. Je ne vais pas gâcher ma salive pour ça.
Je préfère regarder autour de moi. Pas de mystère, je suis en cellule, et les gars devant moi sont des flics. Qu'est ce que je foutais avant d'atterrir ici ? J'ai beau me concentrer, impossible de me rappeler. J'ai même mal au crâne dit donc.

"Monsieur, vous nous entendez ?"

Je hoche doucement la tête, et je crois que mon petit sourire les agace. Je sens la tension qui monte doucement.
Le gringalet fouille bruyamment dans ses fiches, jusqu'à ce qu'il en tire une qui semble lui convenir. Son petit air suffisant m'agace. Il pousse le vice en me la mettant sous le nez, victorieux.

"Monsieur Jun Ono." Il se met à lire sa fiche à haute voix. "25 ans, fils unique de M. Kento Ono, et de Mme Sophia Orlov. Né à Samara en Russie, vous y vivez jusqu'à vos 11 ans. C'est à cet âge que vous assistez à l'assassinat de votre famille par les services secrets de la Russie. Vous survivez par miracle, avec près d'une trentaine de fractures qui laisseront des traces indélébiles de votre passage à tabac, comme cette légère asymétrie faciale. Alors que vous vous remettez à peine de vos factures, un ami à vos parents vous envoie à Iteku au Japon où vous serez hébergé chez des gens de confiance."

Le gringalet marque une pause pour regarder ses collègues. Je n'arrive pas à discerner s’ils compatissent ou s'ils se retiennent de rire, mais la mascarade a assez duré. Alors qu'il s'apprête a continuer, je lui arrache sa fiche d'entre les mains, la déchire, et lui lance un regard provocateur, tous les muscles tendus, prêt a me battre s'il le faut.

"Écoutez monsieur Ono, on va a recueilli après une bagarre générale près de Paulowmnia district. Quelqu'un vous a tabassé jusqu'a ce que vous perdiez connaissance. Ça fait plusieurs heures que vous êtes ici, mais on ne peut pas vous garder plus longtemps..."

Il s'arrête et regarde ses collègues. J'ai l'impression d'être spectateur d'une pièce de théâtre. Les effets de suspenses sont  affligeants, et le comique n'arrive jamais à percer. J'ai envie de ma barrer d'ici, mais lorsque j'esquisse la volonté de me lever, le bigleux à droite me fait signe de rester assis.

"Des évènements récents nous obligent à libérer tous nos commissariats, car nous ne savons pas ce à quoi nous allons faire face."

Encore un silence gêné. Ils commencent à m'agacer. Quoi, une guerre se prépare ? Ce ne serait pas la première fois.
Face à mon silence, le seul gars baraqué du groupe lance d'une voix grave :

"Une dame vient d'annoncer l'existence d'un monde virtuel parallèle, dans lequel on peut rentrer grâce aux écrans qui nous entourent !"

L'excitation transpire de sa voix. L'idée met un certain temps à percuter mon esprit, et encore plus de temps à me montrer toute son ampleur. Je ne sais même pas si l’on peut humainement comprendre l'ampleur de cette révélation.

"Il suffit d'enfoncer son bras et puis son corps entier dans un écran, et pouf ! on est dans l'autre monde, continue le baraqué. D'ailleurs, ils nomment ce nouveau monde la ... Noerphilie. C'est déjà la débandade dehors, entre ceux qui ont peur, et ceux qui s'y sont précipités !"

Je me fais une crampe au cerveau en essayant d'imaginer la gymnastique à faire pour rentrer dans un écran. C'est ridicule. Tellement ridicule qu’aussitôt mes yeux sont attirés comme des papillons par les images fluorescentes de l'écran qui trône majestueusement dans le commissariat, hors de la cellule, derrière les trois crétins qui me dévisagent

Ni une, ni trois, je me précipite dessus. J’essaye de comprendre par où commencer pour ne pas rester coincé par les bords de l'écran. C'est là un signe que mon cerveau a décroché totalement : je m’intéresse plus à cet instant de savoir si je dois rentrer le pied ou le bras en premier, que de savoir si cette fichue histoire est vraie ou fausse.

Je règle le problème en rentrant la tête la première dans l'image qui soudain avait pris des allures de gel flasque. Et c'est dans un flash lumineux que je me retrouve dans ce qui semble être une chapelle ou une église. La lumière du jour perce à travers des vitraux multicolores accentuant le mystique de la scène. Pour une entrée dans un Nouveau Monde, je n’attendais rien d'aussi religieux. Par chance, la chapelle est vide, ce qui me permet de prendre le temps de me lever, et de m’étirer un peu. Étrangement, j'ai beaucoup moins de douleurs qu'au commissariat. Il me semble même me sentir plus flexible et mieux dans mon corps. Malgré ça, des nausées me tiraillent, et mon ventre fait un boucan d'enfer.
À l'entrée de la chapelle se trouve une vasque d'eau bénite, dont je me sers pour me passer un peu d'eau sur le visage et boire un peu. Alors que j'essaye de ne pas dégobiller partout, les rides s'effacent de la surface de l'eau reflétant mon visage comme dans un miroir parfait. Et là, je la vois. Son masque que je reconnaîtrais entre mille, mais surtout sa voix, suave, enfantine, mais tellement profonde.

"Enfin, te voilà."

Je me retourne. Elle me fait face. Elle est plus petite que dans mes rêves, mais sa présence, et son regard que l'on devine, pèse sur mes épaules.

"Tiens, j'ai récupéré ça pour toi."

Elle me tend une chaîne de cou, d'où pendent deux plaques de métal avec des inscriptions. Une chaîne offerte par mon père pour mes dix ans. Un souvenir de l'armée, soi-disant. Alors que je m'apprête à la récupérer, elle recule sa main.

"Ici, une chaîne ne te servira pas à grand-chose. Mais les apparences sont parfois trompeuses."

Elle tend sa main vers le ciel. Une gerbe de lumière envahit la chapelle. Plus mystique, on ne peut pas. Mais où je suis tombé ? Quand sa main redescend, un beau katana noir et rouge y trône.
Avec un rire, elle me le lance.

"Ici, c'est une histoire entre toi et moi. Allons conquérir ce monde. "