Je suis née au Japon, quelque part dans la banlieue d’Iteku. C’est presque fou de me dire, maintenant, que j’y ai passé toute ma vie, sans jamais quitter les environs de mon foyer. Nous étions une famille comme toutes les autres avec ses problèmes et ses moments de joie. Un père dentiste, une mère travaillant dans la publicité, un rythme de vie confortable et dans la bonne moyenne en somme. Il est aussi important de noter que je ne suis pas fille unique. J’ai un petit frère, de quatre ans mon cadet, qui se prénomme Toshirô. En grande sœur dévouée, je l’ai tout de suite beaucoup aimé et, bien sûr, aie tout fait pour le protéger et pour l’épauler. Malgré tout, il a toujours été du genre renfermé et distant, préférant de loin la compagnie de ses personnages d’animation à toute autre. Je ne compte plus les fois où j’ai tenté de le convaincre de venir passer une journée en ville avec moi au lieu de s'adonner à ses jeux vidéo. J’ai essayé de m’y intéresser aussi et, en vérité, c’est encore l’un de mes divertissements favoris, mais là n’est pas la question. À force, le voir toujours seul et sans amis a fini par me peser sur la conscience, moi qui n’ai jamais vraiment eu de problèmes de ce côté. Presque à l’inverse, les autres filles de ma classe se menaient une compétition sans merci pour passer un peu de temps avec moi et apprendre tous mes secrets beauté, ce que je leur partageais avec grand plaisir soit dit en passant. Quoi qu’il en soit, pour en revenir à mon frère, il s’est un jour fâché et m’a dit : T’es lourde à la fin, je préfère encore être avec ces personnages qu’avec toi! Et allez savoir pourquoi, mais je l’ai interprété comme un défi. Blessée, je voulais lui rendre la monnaie de sa pièce. Après tant d’efforts, me faire rejeter comme cela, c’était une véritable provocation. C’est pour cela que j’ai décidé de devenir une seiyuu. Que pourrait-il me répondre, après tout, lorsque ce serait moi la voix derrière ces personnages fictifs qu’il affectionnait tant?

J’ai donc continué ma scolarité, m’inscrivant au passage dans tous les cours de théâtre que je pus trouver. Ma vie poursuivit son chemin d’une façon plutôt normale. Quelques petites histoires de cœur ici et là, de grandes amitiés et de lourdes trahisons, des péripéties adolescentes. J’ai fait mes propres erreurs, notamment lors d’une liaison en particulier avec un homme plus âgé. J’étais amoureuse et, aveuglée, j’ai crû à ses sentiments et à ses bonnes intentions, pour finalement me faire complètement embobiner et jeter comme un mouchoir usé. Dommage pour lui, j’avais réussi à apprendre où il habitait et sa femme fut très heureuse de me rencontrer. Mais qu’importe, c’est bien loin derrière moi, maintenant. Parlons plutôt du fameux jour où je suis rentrée à la maison la tête haute, portant avec moi une petite figurine de Feather Swan, de la populaire série Neo Featherman. Shiro-kun est tombé de sa chaise quand il a compris que j’avais eu le rôle. Sans oublier qu'il n’a plus su quoi répondre, après que je lui ai proposé de passer un peu de temps en ville avec l’un des personnages de sa série préférée. Enfin, seulement la voix de la version animée, mais ce n’est pas l’important. Il ne pouvait plus me résister et s'en est même vanté à ses camarades de classe. Je l’ai appris lorsqu'il est venu me demander des autographes. C’est de bon cœur que je lui ai signé les affiches de ses amis, fière de moi plus que jamais. J’ai eu plusieurs autres rôles depuis, mais celui-là est resté spécial pour moi. Sans oublier que l’on m’en parle toujours.

Après ça, même s’il est demeuré solitaire et distant envers autrui, il a commencé à s’ouvrir un peu plus à moi et j’ai pu l’aider à se faire un ou deux vrais camarades. Je suis maintenant la meilleure sœur aînée dont un garçon de cet âge puisse rêver, surtout lorsque je promets de lui révéler un ou deux petits secrets sur les épisodes à venir s’il accepte de passer du temps en ma compagnie. C’est le moyen le plus efficace de le forcer à profiter un peu des rayons du soleil et à découvrir la ville grouillante de vie qui l’entoure. Nous sommes devenus proches et il m’accompagne souvent aux conventions, ça lui permet de rencontrer d’autres jeunes passionnés de mangas, comme lui. Je sais bien qu’il ne changera pas du jour au lendemain, mais il fait beaucoup d’efforts et j’en suis très heureuse. Le voir avancer peu à peu dans la bonne voie plutôt que d'être un simple otaku, c’est une grande réussite.

Quand l’annonce de la Mayonaka channel est passée à la télévision, j’étais en chemin pour le studio d’enregistrement, sirotant un café au lait tout en consultant ma page sur le dernier site de réseaux sociaux à la mode. Je n’ai pas su quoi en penser, lorsque les messages de mes admirateurs ont disparu pour céder leur place à Miss Harmonie. C’était trop gros pour être vrai et j’en suis demeurée affreusement sceptique. Tout autour, les gens se sont mis à en parler fébrilement, prêts à avaler tout ce qu’on leur racontait. Naïve ou pas, mon côté logique m’empêchait d’y croire. Je suis tombée de haut quand, arrivée sur mon lieu de travail, mes collègues m’ont accueillie en grandes pompes, m’invitant gaiement à venir partager cette expérience avec eux. Ils revenaient tout juste de leur premier voyage en Noerphilie et, maintenant rassurés sur leur capacité à rentrer à Iteku, se préparaient une véritable petite expédition, reportant sans remords l’enregistrement au lendemain. Je ne nierai pas avoir eu envie de faire le grand saut, mais j’étais attachée à mon devoir de seiyuu. Mes fans et tous les gens visionnant notre émission seraient déçus si l’on prenait trop de retard sur notre horaire, après tout. Déjà que les cotes d’écoute allaient probablement chuter, ce n’était pas le moment de nous relâcher. Les choses sont donc restées plutôt inchangées pour moi, au début à tout le moins.

C'était un dimanche comme les autres, ce jour où j'ai visité la maison familiale. J’y ai trouvé un Shiro-kun enthousiaste et au regard brillant d’un éclat nouveau. Ce monde, pour lui, était une bénédiction. Il y avait rencontré une foule de gens intéressants et, pour la première fois, se sentait quelque part à sa place. Mes parents demandèrent à me parler à part, après le repas, et c’est d’une oreille attentive que j’entendis leurs inquiétudes. Mon frère passait le plus clair de son temps dans cet autre univers et ils avaient peur que ses notes en fassent les frais. Ils savaient que nous étions proches et qu’il m’écouterait plus qu’il ne les écouterait eux, c’était à moi d’intervenir auprès de lui pour veiller à ce qu’il ne s’écarte pas du droit chemin. Plus permissive et, surtout, émerveillée par tout le bonheur que semblait avoir trouvé mon cadet, je m’y opposai. C’était tout nouveau, il finirait bien par s’en lasser comme de toutes les modes et par revenir de lui-même. Il fallait le laisser vivre un peu ses propres expériences et apprendre, ce ne pouvait pas être mauvais. Avec un peu de chance, dans cette espèce de monde virtuel, il réussirait peut-être enfin à développer des aptitudes sociales un peu plus conséquentes. Déçus, mes parents ont pourtant respecté ma décision et le reste de la soirée s’est passée sans heurt.

Il y a trois jours, j’ai reçu un appel de mon père. Shiro-kun n’est pas rentré à la maison. J’ai regagné le foyer familial en panique, joignant mes efforts aux leurs pour essayer de le retrouver à Iteku. Nous avons contacté ses rares amis et, après de vaines tentatives et une attente de vingt-quatre heures supplémentaires, avons alerté la police. Le bilan était alarmant, les disparitions comme celle-là étaient bien plus fréquentes que ne le laissaient entendre les informations. Débordées, les forces de l’ordre se sont excusées de ne pas pouvoir enquêter de façon plus urgente, mais nous ont assuré qu’il serait fiché dans la liste des individus manquant à l'appel. Après un tel échec, j’étais bouleversée. C’était ma faute. Si j’avais écouté nos parents, si j’avais accepté de lui parler, peut-être serait-il encore là. Il ne nous reste plus qu’à attendre et à prier qu’il rentre sain et sauf maintenant, totalement impuissants et dépassés par la situation. Non, il y a bien une solution. S’il ne nous revient pas, nous pouvons toujours aller le chercher. Je peux le faire. C’est simple comme de traverser un écran, n’est-ce pas?