Vendredi 20 mai, 15h37, Gekkoukan High School, aile sud, amphithéâtre n° 2. Aujourd’hui exceptionnellement, Sif avait été autorisée à quitter le travail plus tôt car, pour préparer l'été et les festivals, qui attiraient d'après Luadnilvanis des clients beaucoup plus nombreux et dépensiers que le reste de l'année, elles avaient fermé pour la journée afin de faire du tri dans les rayons et de les réorganiser. Une tâche sans doute longue et pénible pour l'artificière, habituellement désordonnée, mais qui avait été terminée rapidement grâce à l'aide de Sif et de son esprit parfois trop logique. En conséquence Sif avait pu concrétiser un autre de ses projets de découverte de la vie, consistant cette fois à répondre à la question maintes fois soulevée par les mangas, animes et visual novels qu'elle enchaînait sur son temps libre : qu'est-ce que ça faisait d'aller à l'école ? Un lycée était hors de question, il aurait demandé trop de préparation et elle aurait dû se composer une nouvelle fausse identité avec l'aide d'Akando, qui en faisait déjà beaucoup pour elle. Une école supérieure posait le même soucis. Et dans les deux cas, elle aurait été forcée de fréquenter assidûment l'établissement et donc de quitter son travail, ce dont elle n'avait pas la moindre envie. A la place, et en partie par hasard, elle avait découvert qu'il était possible d'assister à certains cours de certains établissements en « auditeur libre », donc sans être élève. Elle avait seulement à venir s'asseoir dans la salle et suivre le cours, ce qui semblait consister à écouter distraitement ce que dirait le professeur, parfois à noter ce qu'il disait – elle n'en aurait pas besoin pour se souvenir du moindre de ses mots – et surtout discuter avec ses voisins sans que le dit professeur ne l'entende.

Les autres élèves étaient déjà tous lancés quand elle poussa la porte et pénétra dans l'amphithéâtre, discutant et se chahutant sans même essayer de se cacher. Préférant commencer par le plus simple, elle balaya les gradins du regard et trouva quelqu'un qui était seul, occupé à prendre des notes. Discuter avec quelqu'un seul était plus facile, personne d'autre n'attirait son attention. Elle partit donc le rejoindre d'un pas décidé, avec l'intention de démarrer une discussion sur le premier sujet qu'elle trouverait. Mais au moment de s'asseoir elle l'entendit maugréer. Elle fit rapidement le lien avec ce qu'elle avait pu lire, voire ou entendre. Le profil de l'élève sérieux qui ne parle à personne s'imposa à elle, avec tout son cortège de variations. L’asocial qui se cache, le petit chef qui impose la discipline, et tant d'autres. Pas du tout le plus simple. Brisée dans son élan elle n'ouvrit pas la bouche et détourna même le regard. Puisqu'elle ne pouvait pas discuter, elle allait au moins essayer le reste et écouter le cours. Ça non plus ne se passa pas très bien. Le professeur utilisait beaucoup de mots qu'elle ne connaissait pas, parlait de beaucoup de choses qu'elle ne connaissait pas, et à chaque fois comme si c'était supposé être évident. Toyota ? Shingo ? Fordisme ? Flux tendu ? Défaite de qui contre qui ? Une guerre mondiale ? Autant dire que si les mots étaient là, elle ne tira aucune information du discours de l'enseignant. Au mieux beaucoup de questions et la ferme intention d'emprunter l'ordinateur d'Akando dès qu'elle serait rentrée pour chercher des définitions. Et plus le cours avançait moins elle comprenait. Pour peu elle aurait pu entendre ses disques durs tourner dans sa tête tant elle se concentrait et essayait – sans succès – de comprendre. Ce n'était pas exactement ce à quoi elle s'attendait, et elle n'était pas certaine d'aimer.

Les messages d’alertes pour surcharge de données et impossibilité d’interprétation en étaient à un stade proche de la douleur physique quand le professeur se décida enfin à s’arrêter de donner cours pour parler des futurs examens. Une part importante de la vie dans une école, mais s’ils étaient comme les cours, Sif ne voulait pas vraiment essayer. Même dans les séries ou les jeux il s’agissait d’une source de stress, de panique et de chagrin ; si la différence entre réalité et fiction était la même qu’avec les cours, elle avait peur de ce qu’un véritable examen pouvait être. Au moins pu-t-elle laisser sa mémoire se reposer, et la ventilation ralentit jusqu’à redevenir inaudible.

Plus que déçue par une expérience qui ne s’était pas avérée aussi agréable qu’elle l’espérait, Sif se prépara à simplement quitter les lieux et retourner à des occupations plus plaisantes quand la voix de son voisin la retint, à moitié levée de son siège et sur le point de se tortiller le long de la rangée jusqu’à l’escalier central. Elle s’immobilisa et se tourna vers lui, remettant dans sa mémoire vive son objectif premier quand elle avait choisi cette place. Discuter avec son voisin. Si ça lui avait semblé ne pas être envisageable, ça le redevenait et même plus maintenant qu’il venait de lui adresser la parole de lui-même. Elle se rassit et lui adressa un sourire.

"Oui. Je n’avais jamais assisté à un cours avant, je voulais savoir ce que ça faisait, mais – elle fit une petite moue déçue – ce n’est pas aussi intéressant que dans les dessins animés ou les jeux. Je n’ai rien compris à ce que le professeur expliquait. Est-ce que les cours sont toujours aussi compliqués ?"

Sif hocha la tête en silence. L’étudiant affirma que tous les cours n’étaient pas aussi difficiles que celui-ci. Elle avait donc juste mal choisi pour son premier cours. Plus exactement elle n’avait pas choisi, elle aurait dû se renseigner à l’avance. Ce qui signifiait que, si elle choisissait une matière plus facile, elle pourrait réessayer plus tard. En un sens c’était aussi rassurant, le problème ne venait pas d’elle. Enfin pas seulement. Puis il changea de sujet, parlant d’un ordinateur. Elle ne comprit d’abord pas ce dont il voulait parler, repassant en accéléré le souvenir de la scène pour tenter de se souvenir d’un éventuel bruit informatique, mais la seule chose approchant était… Oups. Elle sursauta en comprenant que, visiblement sans le savoir, l’inconnu avait entendu ses circuits à elle surchauffer et ventiler. Sous l’effet de la panique elle s’agita inutilement sur sa chaise.

"Non, je n’ai rien entendu et rien vu. Je ne sais pas de quoi tu parles. Personne n’a d’ordinateur dans cette salle."

Elle balaya rapidement l’amphithéâtre du regard après coup pour vérifier qu’il n’y en avait effectivement aucun, ce qui semblait bien être le cas. Ensuite elle essaya de se souvenir des conseils d’Akando si quelqu’un commençait à poser des questions auxquelles elle ne voulait pas répondre. Changer de sujet et se calmer. Paniquer était le meilleur moyen d’éveiller l’attention. Elle cala ses mains sur ses genoux pour calmer son agitation, se forçant à arrêter de remuer inutilement les bras, et retourna le regard vers son voisin inconnu.

"Tu étudies ici, c’est ça ? Ce n’était pas ton premier cours. Tu as eu l’air de mieux comprendre que moi. Tu pourrais me réexpliquer ? Le professeur a parlé de beaucoup de choses que je ne connais pas, peut-être que si tu m’expliquais je comprendrais mieux. Au fait, je m’appelle Sif, et toi ?"

L’étudiant la suivit quand elle changea de sujet, n’insistant pas sur le bruit de ventilation, ce qui fut un soulagement. Il semblait avoir des difficultés à s’exprimer, détournant régulièrement le regard. Il montrait également des signes de gêne, principalement un afflux sanguin au niveau de la tête et un rougissement de son visage. Malgré ça il répondit positivement à la demande de Sif, ce qui indiquait que ses difficultés ne venaient pas d’un refus de s’adresser à elle – ce qui aurait été incohérent puisqu’il avait été le premier à s’adresser à elle. Il confirma par ailleurs ce qu’elle avait logiquement déduit seule, à ceci près qu’il affirma avoir eu des difficultés. Un fait cohérent avec sa déclaration précédente selon laquelle la matière était complexe et qu’elle aurait donc pu deviner si elle y avait réfléchi. Elle prit quelques instants pour réfléchir à la réponse appropriée, puisant dans ses connaissances sur l’école pour déterminer ce qui correspondait le mieux à la situation. Dans 57, 69% des cas, quand une situation similaire se présentait dans un dessin animé, un manga, où un jeu, la réponse consistait à se rendre dans un endroit "plus confortable", aussi opta-t-elle pour celle-ci.

"Nous pouvons aller dans un endroit plus confortable."

Elle voulut ajouter une proposition concrète à la suite mais en fut incapable, ne connaissant aucun endroit correspondant à la description autre que l’appartement d’Akando, chez qui elle ne voulait pas amener qui que ce soit pour ne pas le déranger. Au lieu de ça elle pencha la tête sur le côté, le regard toujours rivé sur le visage de Jack.

"Tu connais un endroit qui serait plus confortable pour discuter du cours ? Je suis arrivée à Iteku récemment et ne connais pas encore d’endroit correspondant à cette définition. Un café peut-être ? Ou un parc ?"

Elle avait une fois encore fait le tour de ses sources, puisant les situations les plus communes. Le troisième choix le plus commun était la résidence d’un des protagonistes impliqués mais elle avait exclu celle-ci car elle requérait un niveau d’intimité supérieur à celui, presque nul, actuellement établi entre elle et Jack.

Jack affirma que la proposition de se rendre dans un café lui convenait. Sif hocha la tête puis se releva, pour de bon cette fois, et attendit que Jack fasse de même.

"Je ne me suis jamais rendue dans un café avant aujourd'hui non plus, ce sera donc une première expérience pour nous deux."

Elle le laissa ensuite marcher en tête, ignorant tout de l'itinéraire reliant l'école au café. Comme à chaque fois qu'elle marchait dans la ville son œil enregistrait tout, retenant l'itinéraire et le superposant aux précédents pour affiner un peu plus la carte de la ville qui se dessinait lentement dans ses données.