Les soubresauts incessants du métro avaient fini par avoir eu raison de moi. Je refermais le livre que j’étais en train de lire et je le rangeais dans mon sac avec attention dans mon sac. Ce n’était pas un chef d’oeuvre, mais il y avait de l’idée. Je me massais doucement les tempes, laissant la musique que mes écouteurs diffusaient dans mes oreilles apaiser un peu mon mal des transports. De toute façon je n’étais plus très loin. Plus que deux stations.

La voix métallique et froide du métro annonça enfin ma destination : Tatsuhime Shrine. Je me levais et j’attendais que les portes s’ouvrent. Peu de navetteurs sortirent : à vrai dire, le temple n’était pas forcément un lieu très fréquenté. A part pour les personnes âgées, les touristes et moi. Mais c’était devenu une tradition, une obligation de se rendre au temple une fois par semaine. Je le faisais par habitude et pour honorer la mémoire de mes grands-parents. Même après une longue journée de travail, je trouvais encore le courage de sortir de chez moi, de traverser la ville en métro pour me rendre dans cet endroit reculé. En même temps… je n’avais rien de mieux à faire.

En sortant du métro, je validais mon ticket et j’avançais. Malgré le volume de la musique que mon lecteur MP3 jouait dans mes oreilles j’étais capable d’entendre que quelque chose se passait derrière moi. Je ne prenais pas la peine d’enlever mes écouteurs et je tournais la tête. Un type était en train d’engueuler une des employée. Grand. Blond. Etranger probablement. Tsss… c’est toujours les plus grands qui sont les plus cons et les plus bruyants. Je secouais la tête et je reprenais la route, sans m’inquiéter de ce grossier personnage. A un rythme régulier et sans me préoccuper du reste du monde, je gravissais les quelques marches mal éclairées qui menaient au temple. Les réverbères qui semaient le chemin étaient à moitié occultés par les feuilles des arbres environnant, ce qui renvoyait quelques maigres tâches de lumière sur le sol.

Je passais le portail du temple et j’ôtais mes écouteurs dans ce lieu sacré. Il n’y avait personne à cette heure-ci. Je m’approchais des petites boîtes destinées aux offrandes et j’y déposais quelques yens afin d’apporter la prospérité sur la boutique. C’était un geste que mon grand-père avait longtemps répété. Pour la bonne fortune. Il croyait vraiment en toutes ces choses et il m’avait transmis ses croyances, petit à petit. A mon tour je récitais une prière. Une prière pour toutes les choses qui vivent, une prière pour mes grands-parents. Je m’arrêtais là. En temps normal grand-mère aurait demandé que l’on récite une prière pour ma mère, mais je n’avais pas le coeur à le faire. Et il valait mieux ne pas prier du tout, que de prier de façon hypocrite.

J’inspirais profondément, terminant ma prière. L’ambiance était solennelle et je me sentais mieux après. Comme… réconforté.  Je me suis retourné pour repartir et vous n’auriez jamais deviné qui se tenait là, près des portes, à peine discret en train de clairement m’observer. Le mec de tout à l’heure qui avait gueulé comme un putois sur la bonne femme des transports. En une seconde, ce sentiment de sérénité s’évanouit complètement.

 Hey ! Prends une photo ça dure plus longtemps !

J’avançais à pas rapide, une expression de franc emmerdement maximum sur le visage alors que j’étais obligé de le dépasser pour sortir. Je grognais pour moi-même :

 Fichu touristes….aucun respect...

Qu’ est-ce que ça pouvait être d’autre ? Grand, blond, bruyant et sans politesse, sans manière ? Un touriste, un étranger, un de ces qui s’avancent à Iteku comme sur un terrain conquis, guettant de l’oeil avide tout ce qui sort de leur petit quotidien. Certains d’entre eux respectent traditions, les autres s’en moquent, traitant de “bizarre” ou d’ “idiot” tout ce qui dépasse l’entendement de leur petit cerveaux étriqués. Et ce type là, pour quelle raison il était venu ici, je l’ignorais mais je ne laisserai pas ses impolitesses mourir dans le silence, il était temps que quelqu’un le remette gentiment à sa place avec une remarque bien sentie.

Normalement tout aurait dû en rester là, une remarque sèche et peut-être que cet individu aurait fini par réaliser qu’il ferait mieux de modifier son comportement. Mais non. Une main ferme m’attrapa par l’épaule pour m’empêcher de poursuivre mon chemin. Je fis volte face.

 Hey -

Mais je n’avais pas le temps de le mettre en garde que le type en question me transperçait avec ses iris bleus plein de haine et un japonais correct malgré un accent toujours présent. Ses doigts se refermèrent plus fort sur moi et pendant un instant, la possibilité qu’il puisse me tabasser avec ses grands poings et son grand corps me fit frissonner. Ici en plus. Personne ne passe ici jusqu’au matin et je n’avais pas l’intention de finir dans un fossé.

 Aïe !

m’exclamais-je en guise d’expression de douleur.

Mais le blond lâcha aussitôt prise avant que je puisse résister. Aussitôt je me massais l’épaule endolorie. Quelle brute. L’étranger - qui avait apparemment appris le japonais - regarda ailleurs. J’interprétais ça comme de la honte. Ben il pouvait être honteux, agresser les gens comme ça...alors que tout ce qu’il voulait c’était de l’aide.

Ah ouais ? C’est la faute de Dieu si t’es incapable de lire des panneaux indicateurs ? Peut-être que c'est le karma. 

Iteku était une grande ville, certes, mais avec l’affluence de touristes et autres, c’était tout de même bien balisé. Il fallait le vouloir un peu pour se perdre. Ou être maudit par le karma.

 Au fait un conseil : si tu veux demander de l’aide, approche les gens poliment au lieu d’agresser leur espace personnel.

Je me retenais de le traiter de  crétin mais uniquement parce que je tenais à la vie.  Ce mec n’avait aucune bonnes manières. S’il avait besoin d’aide il suffisait de demander. Supplier aurait été bien aussi, comme ça n’importe qui se serait senti obligé de l’aider. Là n’importe qui aurait juste eu envie de prendre ses jambes à son cou et s’éloigner le plus rapidement possible de ce sociopathe. Je croisais les bras.

 Alors, t’es pas un touriste mais tu t’es quand même perdu, hm ? Où tu dois aller ?

Je n'avais pas particulièrement envie de l'aider, mais s'il s'était vraiment perdu, il n'y avait personne d'autre pour lui porter secours ici. Il fallait bien que quelqu'un se dévoue.

C’était facile de blâmer une force toute puissante. Mais c’était de sa faute s’il s’était perdu, pas celle de Dieu. C’est dingue ce que les décomposés peuvent se déresponsabiliser de nos jours...Ou alors c’était effectivement. Vu son comportement avec l’employé tout à l’heure, ce type avait forcément du faire quelque chose de mal auparavant et ça lui retombait doucement sur le coin de la gueule, une punition divine qu’il ferait mieux d’accepter au lieu d’empirer son cas. Mais comment faire comprendre ça à un étranger ? Hum, je me le demandais.

Qu’il ne connaisse pas la ville par coeur, c’était certain. Mais rien ne l’empêchait de le faire, personne n’allait l’arrêter en disant : “ nope vous êtes juste un étudiant, accès interdit”.Ma théorie, c’était que son propre comportement lui fermait des portes, pas son statut. Mais soit. Je réajustais la bandoulière de mon sac pour qu’elle ne force pas sur mon épaule et je lui répondis :

 De l’autre côté de la ville ? Il va falloir être plus précis, comme tu le vois, on se trouve actuellement complètement en dehors...

J’écartais les bras pour lui signifier que non, on ne se trouvais pas au milieu d’un parc mais bien d’une forêt en périphérie, au bout d’une ligne de métro. Autrement dit, il avait vraiment du vouloir se perdre. Bref, j’avais besoin d’un nom de rue, de point d’intérêt ou d’un arrêt de métro pour lui venir en aide.

Il devait penser à quelque chose car son visage changea soudainement de couleur et d’expression alors qu’il commençait à tâter ses poches. Je connais ce regard paumé, c’était l’expression que tout le monde arborait quand on réalisait soudainement que quelque chose manquait et qu’on était franchement dans la merde. J’aurai bien souris, mais son malheur ne m’apportait pas tant de satisfaction. Après tout il était déjà puni. Et en fait...je commençais à avoir pitié du pauvre blond. Il proféra des insanités dans sa langue maternelle. J’en comprenais certaines grâce à mes connaissances en anglais, mais les plus régionales et les plus élaborées m’échappaient encore. Apparemment le destin continuait de s’acharner sur lui...

 Non. La mienne s’est bien passée.

répondis-je calmement.

Juste parce qu’il avait eu une mauvaise journée, ne voulait pas dire que c’était le cas du monde entier. Le pauvre gars était vraiment au bout du rouleau, ça faisait franchement pitié. Ce n’était pas mon rôle de le punir davantage, au contraire.

Certainement... Retournons à la station de métro, on aura plus d’informations là-bas. Il y a sûrement un dépôt d’objets trouvés quelque part.

Même s’il risquait de retrouver son portefeuille vide de cervelles, au moins il avait de fortes chances de récupérer ses papiers d’identités et autres, c’était déjà ça de pris. Je prenais les devants et je retournais sur le sentier mal éclairé qui nous menait jusqu’à la station de métro. De toute évidence ce mec avait eu une journée de merde, si je le laissais tout seul, je craignais qu’il se mette à soit : a) pleurer soit b) agresser quelqu’un d’autre.  Je faisais gaffe à où je mettais les pieds et je brisais le silence qui s’était  progressivement installé.

Tu sais, il y a généralement deux raisons pour lesquelles quelqu’un se perd. Soit c’est qu’inconsciemment, ils ne veulent pas se rendre à leur destination, soit c’est qu’ils étaient censés se trouver dans un endroit précis à un moment précis.

En d’autres termes, peut-être que le destin de cet inconnu était de découvrir Tatsuhime shrine. Ou qu’il avait une leçon à tirer de cette petite aventure. Ou que nous étions supposés nous rencontrer. Je ne crois pas trop au destin.

Ou bien… c’est juste une question d’apprendre à lire les panneaux. Quoiqu’il en soit, il y a peut-être quelque chose de positif à tirer de ça… A quelle point ta journée était merdique, au fait ?

Le mec en question restait vague quant à sa destination. Toutes les lignes de métro pour rentrer, ça voulait juste dire loin. Mais d’un autre côté pourquoi dévoilerait-il cela à un inconnu. Il ne me connaissait pas, et j’aurai très bien pu être un cambrioleur professionnel… Ouais avec ma taille et ma carrure, c’était crédible. Il ignorait que j’étais pas souple pour un sou. A vrai dire nous n’avions pas pris la peine de nous présenter. A quoi bon ? Une fois qu’il serait sorti de ce mauvais pas, il retournerait à sa vie, moi à la mienne. Pas besoin de s’encombrer avec des informations inutiles. Je n’avais pas tellement envie de le connaître, ni même particulièrement envie de le revoir. Sauf comme client peut-être. Mais rien de plus. Je soupçonnais que nous n’étions pas le genre de personne à développer des atomes crochus.

Enfin moi je pourrais. Je pourrais éventuellement faire abstraction de sa grossièreté d’occidental, de ce qui ressemblait à un sale tempérament sanguin. Mais je ne pourrais probablement pas traverser le fossé qui nous séparait, le manque d’intérêt commun ou encore le fait qu’en ce moment, il devait être focalisé sur sa descente aux enfers et je ne pouvais pas le blâmer. Mais cela ne m’affectait pas.

C’est ça qui était beau dans ces rencontres bizarres. Nous étions comme des lignes perpendiculaires, nous entrions en contact une fois et nous suivions nos trajectoires sans jamais nous recroiser.

Il avait l’air plutôt déprimé, plus tellement en colère. Je mettais de côté le discours positif que j’aurai pu lui offrir et j’optais pour quelque chose d’autre :

 Pas besoin de s’enterrer tout de suite. Aussi, résiste à l’envie de te jeter sous le métro - ca serait terriblement ennuyeux.

Je souriais brièvement pour lui faire comprendre que je plaisantais.

Après quelques minutes, nos pas nous menèrent jusqu’à la station de métro. La lumière criarde des néons nous accueillit et de l’entrée je pouvais reconnaître la personne de l’autre côté du guichet. La même employée de toute à l’heure, celle qui s’était fait engueulée par quelqu’un qui ressemblait étrangement à l’individu qui m’accompagnait. Qu’à cela ne tienne je m’avançais sans peur jusque là pour lui demander gentiment :

 Bonsoir mademoiselle ! L’idiot là bas a oublié ses affaires dans le métro. Est-ce qu’il a une chance de les récupérer ?

Je désignais bien évidemment l’idiot du doigt. Elle tourna son regard vers lui et répondit d’une voix froide et professionnelle qu’il devait se rendre au dépôt,qui se situait près de la gare pour tenter de retrouver son bien - si ça n’avait pas été volé. C’était marrant, mais c’était presque comme si elle souhaitait que ce soit arrivé. Et bien évidemment il fallait arriver là-bas pendant les heures d’ouvertures. Ca commençait à faire beaucoup de si. Je la remerciais promptement pour ses informations. Je m’éloignais du guichet et je m’adressais au blond :

Voilà. Tu dois prendre la ligne 4, puis faire un changement au niveau du sixième arrêt, prendre la ligne 7 et la gare c’est situé plus ou moins au bout de la ligne...

Et voilà, ce n’était pas si compliqué, pas besoin de s’énerver ou d’agresser le gens pour arriver à un tel résultat. Il n’avait pas répondu à ma plaisanterie, mais j’imagine que c’était parce qu’il était trop préoccupé par la perte de ses biens. Ou que ma blague était nulle et inappropriée - ça m’arrivait tellement de fois… Peut-être que je devrais arrêter d’essayer de faire de l’humour.

Quoi qu’il en soit, moi et le grand inconnu blond à lunettes nous tenions dans la station de métro. C’était là que nous étions censés nous séparer. J’avais encore  5 minutes avant d’attendre le métro qui me ramènerait chez moi et laisser l’inconnu partir de son côté : c’est à dire le côté opposé. Il avait encore l’air franchement emmerdé au moment où il me tourna le dos pour commencer à partir. Waw. Quelle gratitude...J’étais sur le point de penser que les occidentaux sont tous les mêmes quand il s’arrêta et me regarda. C’était un regard différent, différent du regard plein de haine de toute à l’heure ou du regard à la fois énervé, perdu et impuissant. J’avais l’impression qu’il me regardait vraiment, sans préjudice sur ce qui s’était passé avant, sur ce que j’avais pu dire ou sur mon apparence. Et il me remercia et s’excusa. Je ne pouvais pas m’empêchait de lui lancer un sourire de satisfaction.

Enfin… t’as pris ton temps !

Mais ensuite, je laissais tomber cet air suffisant pour faire preuve d’un peu d’humilité à mon tour, afin de ne pas lui faire regretter son geste.

Je te demande pardon pour t’avoir traité d’idiot…..et de touriste. C’était méchant.

Même moi je ne suis pas l’abri de commettre des actes stupides ou méchants. Ca aurait pu être un problème. Mais c’était en toute honnêteté et avec un regard bienveillant que je lui adressais ces mots :

J’espère vraiment que tu vas retrouver ce que tu cherches. Bonne chance.

Et à mon tour, je partais de mon côté, sur le quai quasiment vide et éclairé par des néons, attendant patiemment que le métro arrive. C’était une drôle de soirée, une drôle de rencontre.