Lieu de départ : Maison des Miura
Lieu final : Noerphilie

En marchant pour retourner chez lui, Isao leva la tête vers le ciel, repensant aux événements de la journée. Comme tous ceux bien éveillés et ayant accès à un écran quelconque, donc la majorité de la population, il avait assisté à l’étrange message de cette mystérieuse Miss Harmonie leur annonçant l’existence d’un monde paradisiaque. Partout où il allait, il pouvait entendre les gens débattre entre eux. S’agissait-il d’un beau et gros canular, ou de la pure et simple réalité? Lui-même possédait une opinion partagée, et attendait d’être enfin chez lui pour en discuter avec sa sœur et en avoir le cœur net. Il crevait d’envie d’en parler avec quelqu’un depuis l’annonce, mais était évidemment resté dans son coin, au fond de la salle de classe, sans adresser un mot à qui que ce soit. Fidèle à ses habitudes, Isao ne se mêlait que rarement au groupe, même s’il entendait parfois des conversations auxquelles il aurait aimé se joindre. Il préférait s’éviter la honte de se faire rejeter ou de donner l’impression de ne pas se mêler de ses affaires que de demander s’il pouvait se joindre aux autres.

Il ajusta ses lunettes sur son nez en soupirant. Chaque jour, il ne pouvait s’empêcher de se dire qu’il détestait cette timidité maladive qui l’empêchait d’aller vers les autres. Chaque jour, il tentait de parler à une personne, après s’être difficilement convaincu que le pire qu’il pourrait lui arriver soit que la personne ne soit tout simplement pas intéressée. Il se mit à réfléchir, les bras croisés, tout en marchant. Pourtant, aller au marché ou questionner un vendeur ne lui posait aucun problème. Chaque fois qu’il avait besoin de quelque chose, il n’hésitait pas à marcher directement vers le premier employé dans son champ de vision pour aller lui demander où exactement se trouvait ce qu’il cherchait. Mais aborder quelqu’un assis près de lui depuis des semaines en classe, ça, c’était trop lui demander. En y repensant, cela faisait quand même du sens. Étant une personne méthodique et rationnelle, aller poser une question faisait tout simplement partie du processus pour se rendre à son but. Mais socialiser, c’était une autre paire de manche.

La maison en vue, il se surprit à espérer que ce nouveau monde existe réellement. Ce serait pour lui une occasion de recommencer à zéro, de changer ce qu’il n’aimait pas et, surtout, de s’enfuir de cette réalité si fade. Il esquissa un sourire en s’imaginant finalement laisser tomber l’école et dire à tout le monde ce qu’il pensait réellement. « Ça doit être libérateur…» Il soupira une nouvelle fois et fit de son mieux pour reprendre une expression neutre jusqu’à ce que la porte d’entrée se soit finalement refermée derrière lui. Ce ne fût qu’à ce moment qu’il tira sur sa cravate, laissa tomber son sac sur le sol et passa une main dans ses cheveux pour les défaire. En marchant dans le couloir, Isao croisa son reflet dans le miroir et s’arrêta un instant pour se regarder, en retirant ses lunettes épaisses, et observer ses traits qu’il trouvait trop fins pour un homme de son âge. « Encore heureux que je fasse cette taille, sinon on me prendrait pour un gamin… » En tendant l’oreille, il remarqua que la maison était silencieuse. Ses parents revenaient souvent tard, et il avait pris l’habitude depuis longtemps de préparer le repas pour sa sœur et lui.

« Ama? Est-ce que tu es là? Ama, il faut vraiment que je te parle! Tu as vu le truc aujourd’hui? » Il fit rapidement le tour de l’appartement, se donnant finalement le droit d’exprimer son excitation face à la nouvelle. Il n’y avait d’ailleurs qu’à l’abri des regards qu’il se donnait la permission d’agir naturellement et de vraiment montrer ses émotions, sans avoir peur du jugement des autres. N’arrivant pas à trouver sa sœur, il décida de monter à l’étage en sautant quelques marches. « Amaaa, réponds-moi si tu es là, j’ai attendu toute la journée pour t’en parler! » Le souffle court, il s’arrêta finalement en haut de l’escalier avec peine et s’appuya contre le mur pour avoir du support. Il oubliait souvent de faire attention lorsque quelque chose l’excitait, provoquant presqu’à chaque fois une crise d’asthme ou du moins, des problèmes respiratoires. Avec un grognement, il se laissa glisser sur la première marche de l’étage le temps de mieux respirer, tout en espérant que sa sœur arrive rapidement.

Quelle dure vie que celle d'une étudiante devant travailler, mais étant obnubilée par une annonce de télévision ! Le texte de Virgile sur lequel elle planchait depuis qu'elle était sortie des cours était très intéressant évidemment, mais s'il avait attendu plus de 2000ans, il pouvait bien attendre une journée de plus. Alors que l'annonce qui venait d'être faite ne pouvait vraiment pas attendre.
Amarillys avait eu envie d'envoyer un message à son frère, pour lui demander son avis directement, sur le vif. Mais elle avait craint de le déranger pendant ses cours, puisqu'elle ne connaissait pas exactement son emploi du temps. Sa réflexion s'était alors perdue et transformée en rêverie. Que pourrait-il lui arriver en Noerphilie ? Etait-ce vrai ou était-ce un mensonge ? Isao voudrait-il bien venir avec elle, si tout cela était vrai ? La rouquine appuyait sa tête sur la paume de sa main, et mâchouillait avec application son stylo plume en regardant fixement les lignes de son texte latin.
Après un sursaut de motivation, elle parvint à se convaincre de se remettre au travail : que dirait son frère s'il la trouvait ainsi à rêvasser dans le vide ?
Après deux ou trois mots cherchés dans le dictionnaire, le monde merveilleux de Noerphilie l'appela à nouveau, et elle commença à faire de petits dessins de créatures magiques dans la marge de sa feuille. Amarillys se remit alors à mordiller son stylo, avant d'entendre du bruit.
D'après ce qu'elle avait cru comprendre quelqu'un l'appelait, et vu l'heure ça ne pouvait être que son frère ! Enfin quelqu'un avec qui parler de ce qui venait de se produire ! La rouquine se leva d'un bond, fonça jusqu'à la porte sans se rendre compte que le stylo qu'elle avait mordu s'était déversé en une grande tâche bleue sur le coin de sa bouche et arriva dans le couloir en toute hâte. Pour y trouver son frère, assis sur la dernière marche et visiblement pas très bien.

-Isao ! Ah je suis contente que tu sois là ! Alors ta journée ? Les cours ? Tout s'est bien passé ? J'étais en train de traduire le Quos Ego de Virgile, et j'hésitais entre deux traductions quand... Ça va ?

Malheureusement pour lui ce genre de crises n'était pas vraiment rare, et la cadette avait déjà une idée ce qu'elle pourrait faire pour l'aider. Elle se pencha vers lui, une main sur son épaule, l'air un peu inquiet, avant de se redresser.

-Attends je vais chercher ton médicament ! J'arrive tout de suite !

L'étudiante dévala les escaliers quatre à quatre, pour arriver au rez-de-chaussée. Où pouvait-il avoir laissé sa ventoline ? Le plus logique serait qu'elle soit dans son sac, parce qu'il l'amenait certainement avec lui en cours. Tellement pressée par l'idée de rendre service à son frère, elle ne parvint pas à ouvrir son sac et choisit finalement de le remonter à Isao pour qu'il prenne son médicament tout seul. Elle retourna donc à l'étage.

-Euh, c'est là ? J'étais pas sûre.

Après avoir tendu le sac à son demi-frère, Amarillys se tut un instant. Elle s'était encore perdu dans ses réflexions, et de fil en aiguille, lorsqu'elle reprit la parole, ça n'avait plus vraiment de lien avec sa dernière demande. Elle s'assit à côté de lui sur la marche de l'escalier.

-Je me demandais si leur histoire de portail là, ça serait pas déjà arrivé plus tôt mais genre pas avec des écrans. Faudrait que je regarde dans mes livres... T'imagine, ça pourrait la cause de la fin d'une civilisation un truc pareil, si ça se trouve ça pourrait expliquer des extinctions de population impressionnantes ! …. Ça va mieux ?

Même si son frère faisait des études scientifiques, il n'y avait qu'avec lui qu'elle se sentait capable d'exposer ses théories. Même si ça ne l'intéressait pas forcément, il était le seul qui au moins aurait la gentillesse de ne pas se moquer. Enfin, il se moquerait peut-être de sa grosse trace d'encre bleue sur a joue, mais ça c'était une autre histoire. Voulant alors faire part de son excitation au sujet d'une possible visite dans ce nouveau pays à découvrir, elle bondit sur ses jambes, fit un sourire chaleureux à son frère... Et dévala à nouveau les escaliers, en glissant jusqu'en bas parce qu'elle avait trébuché. Décidemment, ça ne pouvait se produire qu'avec son frère.

Tu restes bien assis sur la marche de l’escalier, dans le silence presque total, brisé par ta respiration haletante. Tu entends ton nom et tu tournes la tête, un bras levé pour tenir la rampe de l’escalier et l’autre sur ta poitrine. Évidemment, ta sœur ne voit pas tout de suite que tu te trouves en position un peu délicate, mais tu ne lui en veux pas. Vous êtes deux moulins à parole lorsque vous êtes ensembles, mais Amarillys est bien pire que toi. À la fin de la journée, tu as besoin de calme et après avoir parlé sans arrêt durant un moment, tu as besoin de te retirer. Tu lui lances un regard et tu lèves ta main en l’air pour la saluer et aussi pour attirer l’attention. C’est le signe que tu utilises depuis longtemps pour avertir lorsque tu as des difficultés respiratoires, puisque tu n’arrives pas à t’exprimer correctement lorsque ça t’arrive. De toute façon, tu ne ferais que gaspiller ton souffle. Tu lui fais un pouce en l’air pour approuver, et tu attends.

Elle revient rapidement avec ton sac. En fait, tu as des pompes un peu partout dans la maison, juste au cas où, donc c’est assez facile d’en trouver une lorsque tu n’en as pas directement sur toi. Tu saisis rapidement le sac et tu ouvres une poche à l’intérieur pour prendre ta pompe avant de la secouer un peu et de prendre quelques inspirations. Tu te pousses un peu sur le côté pour laisser de la place à ta demi-sœur, qui s’installer près de toi. Tu te sens rapidement mieux, et tu prends le temps de réfléchir aux paroles d’Amarillys avant d’y répondre. Elle a beaucoup plus d’imagination que toi, mais tu ne te sens pas en position de la brimer. Après tout, même si tu ne partages pas ses idées, c’est peut-être toi qui a tort au final. Bien que tu aies confiance en tes connaissances scientifiques, tu sais que certaines choses ne peuvent pas être expliquées. Comme ce supposé monde, d’ailleurs, qui te replonge automatiquement dans un état d’excitation.

« Ouais, ça va mieux, merci. J’étais un peu trop pressé. » Tu te relèves un peu péniblement et tu la regarde dévaler l’escalier en terminant sa course sur le derrière. Décidément, vous êtes vraiment une paire d’empotés. Il fallait bien ça pour compenser, vu votre intelligence développée. Tu descends tranquillement et tu glisses tes bras sous ses aisselles pour la tirer vers toi et l’aider à se relever. « Je t’ai déjà dit qu’il vaut mieux prendre son temps dans les escaliers quand tu portes ces chaussettes. Ça glisse. Pour ta théorie, je ne pourrais pas dire. Après tout, c’est peut-être un canular tout ça. Mais si c’est vrai, ça pourrais faire du sens. Beaucoup de choses ne sont pas vraiment expliquées, comme la construction des pyramides et tout ça… Parlant de ça… » Tu la tourne face à toi avec l’intention de finalement avoir cette discussion qui te ronge depuis l’annonce, mais tu remarques la grosse tache d’encre et tu ne peux pas t’empêcher de rigoler. « Tu sais que les stylos, c’est fait pour écrire hein, pas pour manger! L’encre n’a rien de nutritif pour toi! » Tu frottes le coin de sa bouche, mais tu sais que sa peau risque de rester tachée un moment, et tu ébouriffes ses cheveux. Il est temps de passer aux choses sérieuses. Tu la prends par la main pour la tirer jusqu’au salon, et tu t’arrêtes devant le grand écran de votre téléviseur.

« Techniquement, c’est impossible. Tu imaginerais tout ce que ça impliquerait? S’il s’agit d’un monde virtuel, ça ferait du sens mais de ce que j’ai compris… En traversant l’écran, tu te retrouves physiquement dans un autre monde. Cela impliquerait la possibilité de portails qui permettent de se déplacer rapidement, l’existence d’un endroit inconnu… » Tu croises les bras et tu examines l’écran un instant en t’approchant et en le frôlant du bout d’un doigt. « Je veux dire, combien de fois est-ce qu’on s’est collé les mains sur le téléviseur? Ça ne nous a pas transportés ailleurs pour autant. L’idée est intéressante, mais techniquement impossible à réaliser avec les technologies et les connaissances actuelles. La personne capable de concevoir quelque chose du genre doit avoir un cerveau beaucoup plus développé. » Tu t’arrêtes, en réalisant que tu recommences avec tes monologues scientifiques et rationnels. En réalité, tu voudrais bien y croire, et tu voudrais bien que tout ça existe réellement pour t’enfuir du quotidien, mais ton esprit rationnel te dicte le contraire.

« Qu’est-ce que tu penses? Je vais t’avouer que je me sentirais un peu imbécile d’essayer d’entrer dans l’écran et que rien ne se passe. Cela démontrerait l’efficacité de la manipulation de masse. Tient, peut-être que c’est une expérience là-dessus en fait, pour voir à quel point il est facile de manipuler la population? Ça ferais du sens, oui… » Et pourtant, tu continues de fixer l’écran en combattant l’envie de donner un coup de poing dedans, simplement pour constater si celui-ci disparaît ou se frappe solidement contre lui. « Si tu le fais, je le fais aussi. Au moins, on aura l’air ridicule les deux et puis personne ne nous verra. »