-Hey Nana, tu la trouves comment cette fille ?

Mamoru, les dents bien blanches et affublé d'un grand sourire signé colgate, désigna à Chinatsu une étudiante en jupe grise assise dans un coin reculé de la bibliothèque. La tête plongée dans un bouquin de mathématiques ses grands yeux noirs semblaient dévorer les lignes de son ouvrage un peu comme Mamoru la mangeait du regard. Chinatsu dix ans, croisa les bras, contrariée. Mise à part ses seins, qu'est-ce qu'il pouvait trouver de si bien chez cette lycéenne ? Les sourcil froncés, elle fit éclater la bulle de son chewing-gum et lâcha, du ton le plus désagréable qui soit : 

-Franchement ? Elle a l'air d'avoir un bâton coincé dans le cul.

Mamoru fit automatiquement la grimace.

-Aaaah, ton manque de goût me désespère Nana ! En plus, c'est moche une fille aussi grossière. J'ai vraiment toute ton éducation à refaire.

Et c'était comme ça que chaque matin commençait entre le petit couple que formaient Mamoru et Chinatsu. Il trouvait toujours une inconnue à regarder et elle trouvait toujours quelque chose à critiquer. Un vrai jeu du chat et de la souris dans lequel aucun des deux ne se rendaient encore compte que le premier cherchait indubitablement le deuxième. Une époque où se prendre la main semblait tentant, mais si gênant. Peut-être qu'ils auraient mieux fait de ne jamais changer et que se chercher avait été une mauvaise idée, elle ne pouvait pas l'affirmer.
Mamoru et elle s'étaient retrouvés réunis par les circonstances. Parce qu'ils étaient tout deux issus de familles riches, mais absentes une forme de complicité s'installa directement dans leur relation. Aucun n'enviait la fortune de l'autre et chacun détestait ce quotidien morose qui, réglé comme un vieux papier à musique, était ennuyeux à mourir. Alors, ils s'étaient construits des objectifs ensemble, histoire d'égayer un peu la routine. En l'occurence, Mamoru rêvait de voir la mer et Chinatsu rêvait de prendre le train. C'était des petits détails de ce genre qui les avaient rapprochés, ces désirs si simples et qui pourtant leur tenaient tant à cœur. Ensemble à 11 ans, ces fantasmes d'enfant solitaire les avaient poussés à s'enfuir et, même si leur fugue fut un échec cuisant, elle leur apprit à s'aimer pour le meilleur, mais surtout pour le pire.

-Chinatsu, regarde ce que j'ai récupéré chez mon vieux !

Chinatsu entrain de se faire son vernis releva les yeux. Mamoru entra, rieur et espiègle, sa cravate d'uniforme défaite et ses cheveux en bataille coiffé à la sauvage comme elle lui avait déjà dit adorer. Entre ses doigts juvéniles, le gamin qu'il était tenait fièrement un paquet de cigarettes. Son coeur s'emballa presque automatiquement et elle cacha à la seconde près sa tête dans un coussin moelleux. La respiration courte, elle était vraiment gênée à l'idée qu'il la voit le rouge aux joues. Après deux ans de relation, on aurait pu croire qu'elle se serait habituée, mais il n'y avait rien à y faire, Mamoru avait le don de transformer son estomac en piste de danse pour papillons. La voix un peu enrouée, elle fit passer cette soudaine timidité pour de l'excitation.

-Tu as réussi à en avoir ? -clama-t-elle, faussement impatiente.-

-Yep, des bonnes en plus.

Mamoru vint s'assoir à coté d'elle et sortit une cigarette qui l'alluma à l'aide d'un briquet en plastique bleu. Les yeux baissés alors qu'il accomplissait le mouvement d'un geste expert, Chinatsu ne put s'empêcher de constater à quel point elle trouvait Mamoru "cool". Il était simplement le petit ami parfait. Ce dernier la fixa soudainement et lui offrit un sourire coquin. Comme s'il avait entendu ses pensées il vint soudainement la prendre par le cou, la caresse frâiche de ses doigts contre sa nuque l'abandonnant frissonnante. Elle ouvrit la bouche, cependant Mamoru ne lui laissa pas vraiment le temps de protester et pressa hâtivement ses lèvres chaudes et humides contre les siennes. Si d'habitude il prenait un malin plaisir à venir lui sucer la langue, cette fois il n'en fit rien et préféra lui souffler dans les bronches une bouffée de fumée. Chinatsu hoqueta le repoussa d'un coup bien placé entre les côtes et se mit à tousser, la gorge en feu. Elle lui lança un regard assassin, auquel il répondit par un vrai fou rire. L'abruti s'en tenait l'estomac, hilare. Elle soupira dépitée, mais ne s'énerva pas et sourit même un peu quand Mamoru posa son front contre le sien, tout heureux. Ce dernier se mit à rougir à cause de leur proximité et elle ne put s'empêcher de glousser à son tour.

-Je recommence ? -proposa-t-il innocemment.-

Elle ne refusa pas.

Se mettre à fumer n'avait été que le début de leurs bêtises . Avec Mamoru, pour Mamoru, à cause de Mamoru, -les versions variées- les parents de Chinatsu l'avait qualifié d'adolescente pénible. Et c'est vrai qu'ils avaient été affreux. Ils sortaient toutes les nuits, s'enfuyaient et revenaient à point d'heure. Ils buvaient ensemble, allaient en boîte ensemble et vint très vite le temps où Mamoru l'emmenait à moto pour des semaines entières ! Le pire, c'est que les punitions avaient beau pleuvoir sur eux, ils s'en fichaient, ils trouvaient toujours un moyen de se retrouver. L'école, ils la séchaient ensemble, l'autorité ils la défiaient ensemble. Dieu, ils avaient même passé leur première nuit en garde à vue ensemble. Ils étaient libres, ou du moins ils croyaient l'être. Elle se souvint du groupe de rock qu'ils avaient formé, les après-midi passés à s'entraîner au karaoké ou encore les petits concerts organisés auxquels personne ne venait jamais. Ils les tenaient quand même, juste parce qu'ils s'éclataient et c'était le bonheur. Ils ne se disputaient pas. Il faut dire qu'à l'époque ils passaient leur temps à s'embrasser sans se faire aucune promesse et en fait, ils ne parlaient même jamais de l'avenir. Elle ne pensait pas avoir à le regretter un jour.

-Mamoru ? Mamoru, tu es là ? Mamoru !

Paniquée, Chinatsu se fraya un passage au milieu des débris en bois d'une table défoncée à coup de poing. Elle déglutit, effrayée face au désordre qu'affichait le petit appartement d'habitude si rangé de Mamoru. Elle le trouva recroquevillé dans un angle du salon. Il fixait le plafond, son beau visage abîmé par une ou deux contusions et le coin des lèvres taché de sang séché. Elle serra les dents pour retenir ses larmes et se précipita. Sanglotante malgré ses efforts, elle le saisit par l'épaule. Chinatsu avait toujours su qu'entre Mamoru et son père, c'était la guerre. Toutefois, elle ne se serait jamais attendu à ce que la situation prenne une ampleur pareille.

-Mamoru, Mamoru tu m'entends ? Mamoru tu es blessé ? Attends, je vais chercher du secours !

Mamoru l'empêcha de partir, ses longues phalanges posées sur son poignet dans un étau ferme, mais doux. La caresse semblait désespéré.

-Non...ne t'en vas pas...s'il te plaît, j'ai besoin de toi.

Elle sut dès lors que cette nuit elle ne rentrerait pas. Elle savait tandis qu'il défaisait la fermeture de sa robe et que son cou se trouvait en prise à ses morsures qu'il ne comptait pas s'arrêter au soutien-gorge cette fois. Malheureusement résister au charme de Mamoru, c'était comme tenter de fuir le bois en plein incendie. C'était brûlant et asphyxiant. Alors, elle allait céder, parce qu'elle l'adorait, parce qu'elle l'aimait. Parce qu'en ces temps-là ils étaient encore fous et amoureux.

L'insouciance était ce qui avait caractérisé le mieux la jeunesse de Chinatsu. Elle n'aurait jamais imaginé que ce serait aussi sa perte. Tout ceci ne serait pas arrivé si elle avait écouté plus souvent sa mère. Tout ceci ne serait pas arrivé s'ils n'avaient pas tenté le diable. Ils ne pouvaient pas blâmer le destin. Ils avaient été idiots et le résultat était là. Chinatsu jeta un regard en direction du berceau où dormait sa fille. Qu'elle tombe enceinte était arrivée comme un coup de massue. Ils ne s'y attendaient pas, ce qui était stupide, parce qu'ils passaient leur temps à coucher sans se protéger. Forcément que ça devait arriver. Ils étaient justes trop dépassés pour le reconnaître. Chinatsu avait tenté de se rassurer. Certes, elle n'avait que 16 ans, mais ils étaient ensemble et à la base ce fut bel et bien positif. Ils s'installèrent à deux, Mamoru commença à travailler et elle aussi. Elle pensait que cette situation convenait à l'un comme à l'autre, mais c'était faux.

Je vais m'inscrire en école de commerce.

Mamoru se tenait là devant elle, l'air de rien alors qu'encore hier elle l'avait trouvé une pauvre idiote pendue au bras. Elle avait vu sa langue se glisser sur l'oreille de l'inconnue, la façon dont il la regardait. Cela l'avait profondément heurté, mais elle s'était tût, parce qu'elle voulait croire à une erreur. Chinatsu, alla poser Yayoi dans son berceau. Elle avait pardonné ce moment d'égarement, mais elle avait beaucoup de mal à gérer son stress cette fois-ci. Ce projet d'études qui sortait d'on ne sait où, elle ne le comprenait pas. Tremblante, elle s'exclama doucement.

-Une école ? Mais enfin Mamoru on a, à peine de quoi nourrir le bébé !

-Et à qui la faute ? -lâcha-t-il agressif-.

Chinatsu prit une expression profondément choqué. Il était là, à la toiser de haut. Elle n'arrivait juste pas à croire ce qu'il venait de dire.

-Je te demande pardon ? -laissa-t'-elle s'enfuir la voix menaçante-

-Tu m'as très bien compris.

Il croisa les bras, le regard détourné sur le mur. Les larmes montèrent aux yeux de Chinatsu, elle voyait trouble. Elle respirait fort. Elle n'aurait jamais pensé que Mamoru vienne lui reprocher d'avoir gâché sa vie. Elle n'aurait jamais imaginé qu'il se mette à les éviter elle et Yayoi. Elle n'aurait jamais pensé que l'amour entre eux s'amenuiserait à ce point, qu'ils en arriveraient au stade où il serait tenté d'aller voir ailleurs, voir même partir. Peut-être n'était-elle cependant pas mieux que lui. Peut-être ne l'aimait-elle plus, sinon pourquoi se sentait-elle aussi vidée à l'instant ? Aussi peu concerné ?

-....Fais-ce que tu veux. Je ne t'aime plus comme avant, comme mon frère à la limite, mais c'est tout.  Alors tu sais quoi ? Fais ce que tu veux...Je m'en fou.

Mais, elle ne s'en fichait pas et ce n'était là que le début d'une série de longues disputes. Elle finit par ignorer Mamoru, il finit par arrêter de la toucher. Une année passa et vint celle-ci. Leur relation se dégrada de mois en mois, au point que Mamoru sorte tous les week-ends et s'arrange pour revenir tard et partir tôt chaque jour de la semaine. Désormais, c'est à peine s'ils se croisent. Elle n'a plus entendu le son de sa voix depuis un moment et elle se demande sincèrement ce qu'ils font encore ensemble ? Pourquoi aucun des deux ne part ? C'est un mystère. Chinatsu se mordit l'intérieur de la joue. Si seulement, elle pouvait changer de vie. Ce n'était pas qu'elle n'aimait pas son adorable petite fille, mais juste une fois de temps en temps, elle aurait voulue s'enfuir très loin. L'immense écran du bâtiment d'en face s'alluma brusquement et Chinatsu cligna des yeux.

-Euh ?

-Helloooo everyone ! Ici Miss Harmonie en provenance de la Mayonaka channel, une chaine de diffusion à grande échelle, dédiée à offrir aux habitants d'Iteku une nouvelle vie ! Et pour inaugurer ce premier show, je vous offre aujourd’hui un flash spécial qui risque de bouleverser votre existence ! N'en avez-vous pas marre de ce quotidien barbant rempli d'individus ennuyeux ? De cette routine monotone dans ce monde ordinaire ? Alors écoutez bien, car je vais réaliser vos rêves les plus fous…"

C'était peut-être la solution.