2 mai 2015, 23h41 heure locale ; centre-ville d'Iteku, avenue Rokusaburo, sous le pont de la troisième ligne de train, derrière le troisième pilier sur la gauche depuis l'accès nord-est.

Cela faisait cinq jours que Sif était à Iteku. Cinq jours mal remplis : elle avait erré dans les rues sans rien faire, sans rencontrer personne. Tout juste avait-elle profité des chaînes d'informations qui tournaient en permanence sur les écrans géants de la ville, un moyen d'en apprendre plus sur le monde. Même si beaucoup d'informations étaient incompréhensibles. La Noerphilie notamment, un sujet dont toutes les émissions parlaient sans jamais expliquer ce dont il s'agissait. Le reste elle pouvait comprendre, elle reconnaissait les mots et les notions, mais… Persona ? Shadow ? True Self ? Elle connaissait ces mots, c'était de l'anglais, mais elle ne comprenait pas ce qu'ils pouvaient vouloir dire dans ce contexte. Quel rapport avec les disparitions, le rêve, les voyages ? Qu'est-ce que ces notions avaient à voir entre elles ? Elle réfléchissait à tout ça quand elle s'installa sous le pont, au même endroit que cinq jours plus tôt. Personne n'avait réparé la lumière depuis son dernier passage, et le câble avait juste été caché dans une gaine plastique. Elle se pencha pour l'attraper et dénuder l'alimentation, mais un bruit dans son dos attira son attention. Des bruits de pas. Cette zone de la ville ne semblait pourtant pas très fréquentée la nuit. Face à elle, deux hommes. Grands, surtout pour elle, et larges. La même carrure que les militaires. A cette pensée elle frissonna et ne put empêcher la peur de naître au fond de son esprit.

Alors que les hommes avançaient dans sa direction, elle recula jusqu'à percuter un pilier, le quatrième, et s'immobiliser. Ils marchaient plus vite qu'elle, et bientôt ils seraient là. Sif ramena ses deux mains devant sa poitrine comme pour se protéger, incapable de bouger plus. Elle ne portait qu'une petite robe grise récupérée dans une benne à ordures, un vieux vêtement usé destiné à être jeté mais tout ce qu'elle avait. Grâce à elle, Sif ressemblait à une fille normale, et elle pouvait ranger l'enregistreur dans sa poche au lieu de le porter à la main. Mais cette même robe lui donnait des allures de mendiante, de clocharde, ce que ses cheveux ébouriffés de ne pas avoir été coiffés ne faisait qu'accentuer. Une proie facile. Les deux hommes étaient presque sur elle, et à cette distance elle pouvait voir leurs visages malgré l'obscurité. Ils avaient l'air heureux, mais quelque chose de malsain se dégageait. Ils avaient l'air… mauvais. L'un deux, le plus gros, passa devant son camarade qui s'immobilisa et se retourna pour surveiller les environs. Alors qu'il s'approchait encore, il prit la parole.

"Salut, toi. Tu sais que tu devrais pas traîner dans des coins sombres toute seule, non ? Tu pourrais avoir des ennuis."

"Je ne veux pas d'ennuis…"

Il était sur elle maintenant. Une main passa par dessus son épaule pour venir s'adosser au mur et l'empêcher de fuir, l'autre dégaina un couteau et vint glisser la lame contre sa gorge. Elle ne put rien faire sinon essayer de s’aplatir, de reculer encore malgré le pilier dans son dos. Elle aurait aisément pu le tuer en cet instant, mais l'idée ne lui effleura même pas l'esprit, et elle ne l'aurait pas fait même si elle y avait pensé. Tout juste cela aurait-il pu la rendre encore plus malade.

"Ça tombe bien, alors. Je vais te protéger. Mais pour ça, tu vas devoir être une gentille fille et faire tout ce que je te demande."

La lame poursuivait son lent trajet contre sa peau, traçant un imperceptible sillon. Sur quelqu'un d'autre, du sang en aurait coulé, mais pas sur Sif. Cela ne parut pas inquiéter son agresseur, qui ne s'en rendit même pas compte. Il avait déjà déplacé sa deuxième main, la rapprochant du visage de la jeune femme jusqu'à saisir l'arrière de son crâne. Elle ne devinait pas ce qu'il voulait faire, mais elle savait que ça ne lui plairait pas.

"Je refuse…"

Elle n’eut pas le temps de poursuivre, ce qu'elle n'aurait de toute façon pas fait, qu''un coup l'expédia au sol. Le gros avait frappé du revers de la main qui tenait le couteau, assez fort pour la faire basculer.

"Mauvaise réponse! Maintenant, les ennuis vont commencer."

Encore la sensation étrange dans la gorge, encore les picotements dans les yeux. Elle ne savait pas quoi faire. La panique l'empêchait d'agir. Et sa batterie était presque à bout.

C'était une de ces soirées où Callaghan était équipé pour frapper fort. Dans son accoutrement agressif, il avait cette-fois équipé un harnais comportant plusieurs choses, et il revenait d'un point-relais où des caisses de matériel militaire se trouvaient. Il ne visait pas les objets les mieux gardés, comme les armes, les munitions, les explosifs... Non, ça aurait été du suicide et il n'était pas adepte du meurtre de masse, lui, il visait ce qui pourrait lui être utile. Et bien que ça avait failli dégénérer, il avait pu s'enfuir sans être vu. La prise avait été bonne : une paire de lunettes de vision nocturne, une boîte de fumigènes, un pistolet lance-fusées ainsi que pas mal de fusées éclairantes, un gilet pare-balles... Clairement, il n'avait pas perdu son temps, même si cette fois, il avait bien failli se faire prendre.

Pourtant, posté sur le toit d'une petite épicerie, il entendit dans une ruelle adjacente au bâtiment sur lequel il se trouvait un bruit sourd. Jetant un regard discret, il vit alors, en contrebas, deux hommes : l'un était costaud et tenait une femme à l'air misérable et pauvre, tandis que l'autre faisait le guet. Quoi qu'ils avaient l'intention de faire, ils n'étaient pas la pour lui faire du bien. Seulement, Callaghan avait deux avantages : premièrement, il était environ trois mètres au dessus d'eux et encore non-détecté. Deuxièmement, il était parfaitement équipé pour la situation.

C'est alors qu'il sauta sans rechigner du toit, amortissant sa chute sur l'homme qui agressait la jeune femme en l'étalant sur le dos. Il lui passa alors ses deux mains sur le visage : une lui masquant la bouche pour étouffer ses bruits, l'autre l'étouffant dans le but de l'évanouir. Le plus ironique, c'est que son ami montant la garde n'entendait absolument rien, entre le bruit des rares voitures circulant et son attention portée sur l'extérieur de la ruelle. Une fois le gros mis hors d'état de nuire et évanoui, respirant à un rythme erratique, Callaghan mit son doigt devant son foulard au niveau de sa bouche en regardant la SDF, pour lui faire signe de ne faire aucun bruit, puis il marcha discrètement jusqu'au guet.

Attrapant alors un morceau de tissu, il le fit passer par dessus sa tête pour l'étouffer lui aussi, sans retenir ses gargarismes assez sinistres, s'arrêtant lorsqu'il eut assez coupé son arrivée d'oxygène pour le mettre à terre. En temps normal, il aurait été risqué de s'attaquer à deux hommes armés d'un couteau, mais il avait bénéficié de l'élément de surprise et il n'avait pas hésité à en faire bon usage. Les deux hommes évanouis au sol, il tourna son visage masqué par un foulard vers la jeune femme, un regard froid mais pas agressif, parlant alors de sa voix grave et sombre

Dire qu'elle n'eut pas le temps de comprendre serait faux. Elle comprit parfaitement ce qui se passait, le moindre détail. L'assaut surprise depuis les hauteurs, qui lui fit pousser un glapissement de surprise justement. L'étouffement silencieux, qui aurait beaucoup moins bien marché face à quelqu'un d'assez entraîné pour savoir y réagir. Enfin l'étranglement par derrière, qui lui aurait bien marché de toute façon. Elle avait compris chacun des mouvements de cet étrange sauveur. Elle n'avait simplement pas réagi. Ou plutôt si, elle s'était recroquevillée à l'angle du pilier et du mur du tunnel, les jambes contre sa poitrine et sa tête enfoncée entre ses genoux. La pire pose défensive qui soit, mais la panique seule avait dictée son attitude. Elle ne s'en était pas rendue compte, mais la chute avait achevé de déchirer sa plaie au cou, qui ne saignait toujours pas mais révélait quelques pièces métalliques. L'ouverture n'était pas assez large pour que ses systèmes de diagnostique puisse la détecter, mais suffisamment pour qu'un observateur ait une chance de la voir – et de voir ce qui se trouvait en dessous.

Quand l'homme masqué se tourna à nouveau vers Sif, elle était toujours assise à même le sol, roulée en boule. Avec son pantalon à treillis, son gilet, sa carrure, il ressemblait encore plus aux militaires. Et il avait neutralisé les deux autres avec si peu d'efforts… Mais il l'avait défendue, et lui au moins ne semblait pas agressif. Juste terriblement effrayant. Reprenant peu à peu le pas sur sa peur, Sif parvint à redresser la tête et à la secouer en signe de négation. Incapable de voir sa gorge, elle était persuadée de ne rien avoir. Tout juste un peu mal à la joue, mais aucune lésion. Même si elle ne savait pas trop quoi dire, elle poussa l'effort jusqu'à se contraindre à parler.

"Je vais bien. Ils n'ont rien eu le temps de faire."

Une part d'elle aurait voulu remercier l'inconnu pour ce qu'il venait de faire, sans doute l'avait-il sauvée, mais une part plus grande encore s'y refusait. Il était comme eux. Il n'avait pas hésité un instant à leur bondir dessus, à les attaquer et leur faire du mal. Pourquoi ? Et pourquoi s'en étaient-ils pris à elle dans un premier temps ? Tout le monde se comportait comme ça ? Elle n'en avait pas eu l'impression pour le moment, mais après tout elle ne connaissait rien du monde. Non, ce n'était pas logique, jamais la femme de l'enregistrement ne l'aurait envoyée dans un endroit aussi dangereux. Il y avait forcément autre chose.

Toute cette réflexion s'était déroulée en un instant, et fut interrompue aussi rapidement quand le système de diagnostique alluma une alarme dans l'esprit de Sif. Batterie à 0.4 %, 29 minutes restantes avant arrêt total. Elle devait absolument se brancher. Presque aussitôt après avoir finit de parler, elle se leva et se dirigea vers le câble déjà arraché, à peine quelques mètres plus loin. Mais au moment de l'atteindre, elle réalisa qu'elle ne pouvait pas se brancher maintenant. Pas avec un inconnu dangereux en train de la regarder… La main à mi-chemin du tuyau de plastique orange qui entourait le câble, elle s'immobilisa.

Il fallut tout de même que dans sa soirée complète, la chose la plus étrange qu'il découvre soit une SDF avec des composants électroniques exposés sur la gorge. Il voulut lui poser la question, mais avant même qu'il réagisse, la jeune femme sembla s'en aller vers un câble dénudé, puis s'arrêter... C'était décidément une situation incompréhensible, unique et incroyablement compliquée.

Finalement, lorsqu'elle fut immobile, lui se décida à lui poser la question, se grattant la nuque avant de traîner les corps inconscients des agresseurs derrière une benne à ordures pour ne pas attirer de suspicions


Il en fallait tout de même plutôt pas mal pour l'étonner, mais la, il était presque sans voix. En définitive, il n'était pas face à quelqu'un de "normal". Il était face à une personne qui n'avait probablement même rien d'un être humain, à moins qu'il soit complètement en train de délirer. À vrai dire, il avait même émit l'hypothèse qu'il était en train de rêver tant ce qu'il voyait était impossible à croire. Était-ce une Cyborg ? Était-ce un déguisement ? Était-ce juste une hallucination et il venait d'étouffer deux innocents ? Quelle que soit la vérité, il n'était pas sûr de ce qu'il devait en tirer. Il l'observait toujours, perplexe, fixant sa gorge d'un regard curieux et confus.

Qui ou quoi qu'elle soit, il était trop absorbé par l'absurdité de l'instant pour avoir l'air spécialement dangereux face à elle.

Elle porta instinctivement la main à la gorge en entendant la question de l'homme. Ses doigts trouvèrent sans mal l'ouverture, l'agrandissant accidentellement. Aussitôt ses systèmes de diagnostique s'affolèrent. Entaille au cou. Superficielle mais dangereuse. Sensation de douleur. Elle voulait juste une vie normale, elle ne pouvait pas dire qu'elle était une androide. Mais elle ne pouvait pas non plus trouver de mensonge convaincant. Elle réfléchit un long moment, quelques dixièmes de secondes, mais rien ne vint. Alors elle fit la seule chose à faire. Sa main retomba.

"Parce que je suis une machine."

Elle avait dit la vérité. C'était fini. Il allait la trouver… Quoi ? Elle se rendait compte pour la première fois qu'elle ne savait pas comment il allait réagir, comment quiconque aurait réagit. Elle avait juste peur qu'ils cessent de la traiter comme n'importe qui. Au moins maintenant elle pouvait arrêter de faire semblant. Elle s'accroupit auprès du boîtier électrique et arracha le câble du tuyau plastifié, puis entreprit de retirer les rubans adhésifs pour dénuder complètement le fil. En plus de ses inquiétudes concernant son effrayant sauveur et sa batterie faible, elle allait maintenant devoir réparer sa plaie au cou. Elle chercha dans ses souvenirs, espérant y trouver les connaissances de ses créateurs pour y puiser une solution, mais rien. Elle n'avait pas hérité la moindre connaissance sur elle-même, hormis la façon d'utiliser son corps. Tout son corps, y compris… Elle secoua la tête pour ne pas y penser.

"Est-ce que tu connais quelqu'un qui pourrait me réparer ? La blessure est superficielle, mais je veux quand même la refermer."

Elle ne savait toujours rien de cet homme, mais dans le cas présent elle ne pouvait pas demander à quelqu'un d'autre ni se débrouiller seule. Si il réagissait bien, elle se risquerait peut-être à aller dans un de ces magasins pleins de matériel informatique pour savoir s'ils pouvaient faire quelque chose pour elle. Si l'homme réagissait bien. Elle ne savait même pas comment l'appeler. Elle tourna le regard vers lui, ses doigts s'affairant toujours sur le câble. Malgré ses réflexions, à peine une seconde s'était écoulée depuis sa question précédente.

"Comment tu t’appelles ?"

Une machine ? Cachant le fait que ça lui était tombé dessus comme une enclume sur un coyote dans un cartoon, il haussa les épaules en l'écoutant et en la regardant faire avec intérêt, minutieusement... Elle semblait se comporter comme un être humain normal, ce n'en était pourtant pas un - corporellement parlant. Un cas d'un grand intérêt... C'était donc une sorte d'androïde, dans un certain sens.

Fasciné, curieux et intéressé, il pensait bien avoir trouvé le jackpot, la perle rare en cette soirée de raid. Il la regardait un peu sous toutes ses coutures, écoutant ses deux questions avant de lui répondre tranquillement, sans agressivité


Effectivement, oui, ce n'était pas le lieu idéal pour ce genre de choses... N'importe qui pouvait arriver n'importe quand, et cette fois, il n'aurait pas droit à l'effet de surprise pour réagir et les tirer d'un mauvais pas. Dans un quartier mal famé comme celui-ci, il suffisait que quelqu'un débarque avec les pires intentions du monde, et tout pouvait dégénérer. Alors il vérifia par réflexe que personne ne débarquait dans la ruelle, avant de répondre à sa deuxième question


Pouvait-il lui faire confiance ? Était-ce un piège ? Il n'en avait aucune idée. Alors par précaution et par habitude, il lui donnait seulement son initiale comme identité attribuable. Un coup de poignard dans le dos était vite arrivé, et avec la police Japonaise, on ne pouvait pas prendre de risque inconsidéré, surtout par les temps qui courraient...

Elle hocha la tête. Informaticien. Électronicien. Comme sa créatrice. Si quelqu'un pouvait l'aider c'était lui. Et qui disait informaticien ou électronicien disait ordinateurs, et donc électricité. Elle reporta son regard sur le câble, presque propre maintenant. Si elle pouvait à la fois être réparée et se recharger, ce serait un gain de temps intéressant. Et elle pourrait en profiter pour poser des questions à C. Un nom bizarre. Il lui fallut une longue fraction de seconde pour réaliser que ce n'était qu'une initiale. La réalisation la fit sourire. C'était comme dans un film d'espionnage… Elle n'en avait jamais vu, pourtant, comment pouvait-elle savoir ? Et pourquoi cette seule pensée lui remontait-elle le moral ? Elle ne voyait pas d'autre explication qu'un héritage de ses créateurs, encore un. Elle tourna le visage vers C.

"Alors appelle moi S. !"

Elle ponctua d'un gloussement. Sa propre initiale, ce n'était pas très créatif, mais elle n'avait rien trouvé d'autre. Même si le souvenir de C. s'en prenant aux deux hommes restait gravé dans sa mémoire, il semblait moins effrayant maintenant qu'il se contentait de parler. Elle ne cesserait jamais vraiment d'avoir peur de lui, mais elle pouvait déjà passer outre. Et puis, il réagissait bien. Pas de cris, de questions bizarres, il ne s'enfuyait pas en courant, rien. Il proposait son aide, comme un gentil voisin, comme quelqu'un de normal le ferait face à quelqu'un de normal. Tout ce qu'elle voulait, et tout ce qu'il fallait pour la mettre de bonne humeur. Son visage se fendit d'un sourire.

"Je dois recharger mes batteries, il reste 28 minutes d'autonomie. Chez toi est loin ? Sinon, je vais rester ici."

Dans le doute, elle acheva de nettoyer le câble et le prépara, ajustant les fils de métal du bout des doigts pour qu'ils se branchent parfaitement dans la prise de son œil droit.

Fort heureusement pour elle, non, ils n'étaient qu'à une vingtaine de minutes de marche de chez lui. Il était presque arrivé, après tout... Jetant un dernier regard aux alentours, pour être bien sûr que personne ne se soit approché de leur ruelle entre temps, il lui répondit en abaissant son foulard, révélant son visage - Après tout, il n'y avait plus vraiment besoin de se cacher, au point où il était...


Il entama donc la marche, vers chez lui. Sur le chemin, il s'assurait que personne ne les interrompe ou autre, restant tranquille et calme, ne paniquant pas. Bien vite, ils arrivèrent chez lui, dans son appartement...

->Suite...